Inégalités et re-politisation du social en Amérique latine

Reçu le 22 octobre 2018

Acceptation : 29 août 2019

Avec l'aimable autorisation de Fabricio Atilano Ochoa.
Image "Los niños del ladrillo" avec l'aimable autorisation de Fernando Oscar Martín.
Avec l'aimable autorisation de Héctor Adolfo Quintanar Pérez.

Résumé

<La question sociale en Amérique latine a été dépolitisée depuis les années 1980, sur la base de la conception de la privation imposée par les approches dominantes de la pauvreté. Bien que par la suite, en raison de l'importance acquise par le problème de l'inégalité, la question du pouvoir n'ait pu être ignorée, une vision s'est imposée qui a limité la compréhension du conflit. Dans ce texte, et sur la base d'une proposition alternative pour aborder les inégalités, où le pouvoir et le conflit prennent de l'importance, l'objectif est de re-politiser le social. À cet égard, deux séries de questions sont abordées. La première a trait à la dynamique de déresponsabilisation profonde générée par le nouveau modèle d'accumulation mondialisée, qui sous-tend l'ordre (néo)libéral, et qui a conduit une partie non négligeable des secteurs subalternes à être acculée à une situation de marginalisation sociale. La seconde est que, malgré cela, il existe des réponses de la part de ces secteurs pour résister à cette déresponsabilisation et même l'inverser partiellement. Parmi ces réponses, les suivantes ont été mises en évidence : la violence, la migration, la religiosité et l'action collective. L'article se termine par des réflexions sur la pertinence d'envisager les inégalités sous cet angle afin de voir comment le social, avec l'ordre (néo)libéral, a été re-politisé de manière large et profonde.

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Inégalités et repolitisation du social en Amérique latine

Les questions sociales en Amérique latine ont été dépolitisées depuis les années 1980, résultat d'une conception de la rareté qui a ordonné l'accent mis sur la pauvreté. Si les questions de pouvoir n'ont pu être évitées par la suite, en raison de l'importance prise par la problématique de l'inégalité, une perspective qui empêche de comprendre les conflits s'est imposée. Le présent texte - basé sur une proposition alternative pour aborder l'inégalité dans laquelle le pouvoir et le conflit occupent des positions centrales - cherche à re-politiser le social. Deux ensembles de problèmes sont à considérer. Le premier concerne les dynamiques de déresponsabilisation profonde qui sont nées d'un modèle d'accumulation mondialisée, pilier de l'ordre (néo)libéral. Elle a conduit un nombre non négligeable de secteurs secondaires à la marginalisation sociale. Malgré cela, le deuxième ensemble de problèmes concerne les réponses de ces secteurs en résistance à la déresponsabilisation ainsi que le renversement partiel de la déresponsabilisation, notamment sous la forme de violence, de migration, de religiosité et d'autres actions collectives. L'essai se termine par des réflexions sur la pertinence de considérer l'inégalité de ce point de vue comme un moyen de voir comment le social - par rapport à l'ordre (néo)libéral - s'est largement et profondément repolitisé.

Mots clés : Inégalités, néolibéralisme, violence, migration, religiosité et mouvements sociaux.


Les années 80 ont apporté de profondes transformations à l'Amérique latine. La sphère sociale n'a pas fait exception, mais l'une de ses mutations les plus drastiques et les moins remarquées a été sa re-signification par l'ordre (néo)libéral.1 La privation a été abordée à partir de l'approche de la pauvreté introduite par la Banque mondiale, basée sur la théorie des besoins de base, et que la Banque mondiale a elle-même cepal Ces derniers n'ont pas été compris dans leur opposition à l'opulence, mais plutôt par rapport à des normes établies par des experts. Ils ne sont pas compris dans leur opposition à l'opulence mais par rapport à des normes fixées par des experts. "Pauvres" et "riches" ne sont pas définis en termes d'antagonisme. Par conséquent, le débat sur la "pauvreté" en Amérique latine a mis l'accent sur la méthodologie, avec des propositions très élaborées, mais peu de débats de fond sur leurs fondements théoriques.2 La principale conséquence a été que, dans la compréhension du dénuement, toute référence au pouvoir et au conflit a été évacuée. Ainsi, la question sociale dans la région a été dépolitisée pendant plusieurs décennies (Pérez Sáinz, 2012).3

La consolidation de l'ordre (néo)libéral avec un nouveau modèle d'accumulation intégré dans le processus de mondialisation et la généralisation des régimes de démocratie électorale ont permis de politiser à nouveau les déficits sociaux.4 Le problème de l'inégalité est apparu et les organisations internationales n'ont pas tardé à prendre position sur la question : la Banque interaméricaine de développement à la fin du siècle dernier (bid1999), la Banque mondiale quelques années plus tard (De Ferranti et al2004) et le cepal (2010) à la fin de la première décennie de ce siècle.5 Cela a donné naissance à un imaginaire sociétal sur l'inégalité qui jouit d'une hégémonie et a structuré le sens commun sur cette question. Le point de vue prédominant se concentre sur l'inégalité des revenus entre les personnes, normalement mesurée par le coefficient de Gini sur la base d'informations recueillies dans le cadre d'enquêtes auprès des ménages. Mais il s'agit d'une vision limitée qui ne permet pas d'appréhender la profondeur et de comprendre la persistance de ce phénomène, et ce pour plusieurs raisons.

Premièrement, s'intéresser au ménage, c'est se concentrer sur la redistribution, mais il y a eu auparavant une distribution qui est ignorée parce qu'elle est considérée comme allant de soi et n'est pas problématisée. Deuxièmement, le revenu est un résultat et s'il est limité au revenu, les causes des inégalités ne sont pas suffisamment comprises. Troisièmement, l'accent mis sur les ménages, compris comme un simple agrégat de personnes, implique de privilégier les individus en tant que sujet des inégalités, ce qui est une vision partielle car elle ignore l'incidence d'autres sujets sociaux. Enfin, la source d'information utilisée, les enquêtes sur les ménages, ne permet pas d'appréhender ceux qui accaparent véritablement la richesse, les élites, ce qui signifie qu'il n'y a pas de véritable compréhension du pouvoir qui sous-tend les inégalités.6 En d'autres termes, la re-politisation du social, basée sur cette perspective des inégalités, est limitée et ne remet pas en question - de manière substantielle - l'ordre dominant. C'est pourquoi un autre type de perspective, basé sur d'autres prémisses, est nécessaire.

La première est que la question du pouvoir doit être récupérée afin de comprendre les inégalités comme des processus de déresponsabilisation. Ceci est essentiel pour parvenir à une solide re-politisation du social et, en ce sens, nous suivons la proposition de Lukes (2004), qui articule intrinsèquement le pouvoir avec le conflit.7 Deuxièmement, il faut passer de la sphère de la redistribution à celle de la distribution. Cela signifie qu'il faut se concentrer sur les marchés de base : le travail, le capital et la terre.8 Troisièmement, en corollaire de ce qui précède, dans la mesure où les conditions de production et d'appropriation du surplus économique sont configurées dans ces marchés, c'est en analysant ce problème que l'on peut comprendre les processus à l'origine des inégalités. Quatrièmement, il est nécessaire d'avoir une compréhension plurielle des sujets, car dans la lutte pour le surplus, les classes sociales en tant que sujets sociaux ne peuvent être ignorées. Il est également nécessaire d'intégrer le problème des différences et d'expliquer quand celles-ci deviennent des inégalités. Cela signifie qu'à côté des classes sociales et des individus, il faut prendre en compte les couples catégoriels qui renvoient à des oppositions de nature différente (genre, ethnie, territoire, etc.). Par conséquent, cette nouvelle vision se déplace vers la distribution, donne la priorité à la question du surplus et pluralise les sujets qui entrent en lutte pour ce surplus à travers des dynamiques de disempowerment (Pérez Sáinz, 2014, 2016).

Sur la base de ces prémisses, on pense pouvoir offrir une perspective plus solide de re-politisation du social. Pour ce faire, ce texte aborde deux questions en deux sections.9 La première est liée à la dynamique de déresponsabilisation profonde générée par le nouveau modèle d'accumulation mondialisée, qui sous-tend l'ordre (néo)libéral, et qui a conduit une partie non négligeable des secteurs subalternes à être poussée dans une situation de marginalisation sociale. La seconde est que, malgré cela, il existe des réponses de ces secteurs pour résister à cette déresponsabilisation et même atteindre un certain degré d'autonomisation. L'article se termine par des réflexions sur la pertinence de penser les inégalités sous cet angle afin de voir comment le social, avec l'ordre (néo)libéral, a été repolitisé d'une manière large et profonde.

Ordre (néo)libéral, inégalités extrêmes et déresponsabilisation

Sur la base de cette approche alternative, quatre clés historiques ont été proposées pour comprendre ce type d'inégalité en Amérique latine : le marché du travail a eu tendance à générer du travail plutôt que de l'emploi, montrant des asymétries en faveur du capital ; les petits propriétaires ont été systématiquement exclus des opportunités d'accumulation qui ont été monopolisées par les élites ; les processus de constitution de la citoyenneté, en particulier de la citoyenneté sociale, ont été fragiles et ont donné lieu à des dynamiques d'individualisation avec de faibles soutiens ; et les différences ont eu tendance à être traitées en termes d'infériorisation ou d'assimilation imposée (Pérez Sáinz, 2014, 2016).

En se concentrant sur l'ordre (néo)libéral qui prévaut actuellement dans la région, il est possible d'identifier, de manière succincte, des dynamiques de déresponsabilisation extrême par rapport à chacune de ces clés.

La précarité du monde salarié

En ce qui concerne le marché du travail, le problème central est celui de la précarité du monde salarial. Il s'agit d'un phénomène dont l'importance a été soulignée récemment (Lindenboim et Pérez, 2004 ; Arellano et al2009 ; Castillo Fernández, 2009 ; Mora Salas, 2010 ; Pacheco et al. 2012 ; Guadarrama et al., 2012). Ses dimensions sont variées et complexes.

La première est liée aux stratégies des entreprises qui, face à la libéralisation et à la concurrence mondiale, ne peuvent plus répercuter les coûts salariaux sur les consommateurs, comme c'était le cas dans le cadre protectionniste de l'industrialisation par substitution aux importations (Murillo, 2001). Il était donc nécessaire de redéfinir radicalement la relation capital/travail afin de priver les salariés de leur pouvoir. Deux stratégies ont été suivies, qui sont étroitement liées : l'externalisation des tâches et des fonctions qui étaient traditionnellement réalisées en interne et leur sous-traitance ultérieure en tant qu'activités externes. La première de ces stratégies a entraîné une fragmentation des travailleurs entre un groupe central qui reste normalement dans l'entreprise d'origine et jouit de certains droits, et une périphérie dépourvue de droits et - par conséquent - profondément privée de pouvoir (Iranzo et Leite, 2006). Plus important encore, cette déresponsabilisation est étayée par la deuxième stratégie, car le lien de sous-traitance perd son caractère de travail et devient une relation interentreprises. C'est ainsi que se produit le phénomène de délabourisation, dans lequel le droit commercial remplace le droit du travail, mélangeant ainsi totalement la relation entre le capital et le travail (Celis et Valencia Olivero, 2011). C'est l'expression la plus claire de la déresponsabilisation des travailleurs dans cette dimension de la précarité.

Une deuxième dimension a trait à la déréglementation du travail. Indépendamment du degré plus ou moins élevé de déréglementation qui a caractérisé chaque société, ce qui est significatif, c'est que les normes du travail tendent à ne pas être appliquées. de facto. Ainsi, comme le souligne Bensusán (2009), bien que l'Amérique latine soit une région où le niveau de ratification des conventions internationales du travail est élevé, celles qui se réfèrent au plein exercice de la liberté d'association et de négociation collective, qui sont fondamentales pour faire respecter les autres droits du travail, ne sont pas garanties dans la plupart des pays.

Troisièmement, il y a la crise de l'action collective des travailleurs et, en particulier, du mouvement syndical. La baisse du taux de syndicalisation - au niveau régional - de 22,9% avant la crise des années 1980 à 10,7% au début de ce siècle témoigne de ce profond affaiblissement (Roberts, 2012 : tableau 1). Mais son effet le plus néfaste est que les travailleurs, que ce soit par l'intermédiaire de syndicats d'entreprise subordonnés ou directement, doivent négocier individuellement leurs conditions de travail. L'asymétrie de la relation capital/travail tend à être maximisée dans ce type de négociation au détriment des salariés.

Mais en ce qui concerne le marché du travail, il convient de souligner une autre dynamique déresponsabilisante pour les travailleurs : le chômage. Il n'a pas tant pour fonction d'exercer une pression à la baisse sur les salaires en raison d'une offre excédentaire de main-d'œuvre, mais il représente plutôt une menace de substitution de travailleurs, ce qui implique de discipliner ceux qui sont menacés. Ainsi, le fait d'avoir un emploi finit par lui conférer un statut privilégié qu'il faut défendre à tout prix et qui génère un profond sentiment de peur de le perdre, ce qui permet d'accepter l'asymétrie qui le soutient (Correa Montoya, 2009).

L'exclusion des petits propriétaires terriens de la mondialisation

En ce qui concerne la deuxième clé historique, à savoir l'exclusion des petits propriétaires terriens des opportunités d'accumulation, deux phénomènes doivent être soulignés en termes de déresponsabilisation des secteurs subalternes : l'offensive globale sur la terre et les territoires et la configuration, au sein du nouveau modèle d'accumulation, d'un pôle d'exclusion.

La modernisation mondialisée est le théâtre d'une offensive des grandes entreprises pour le contrôle des terres qui rappelle "l'offensive libérale" de la période oligarchique de la fin du 20ème siècle. xixcontre les terres collectives, en particulier les terres communautaires. La première étape a été la promotion des marchés fonciers, qui ont été l'un des éléments centraux de la politique agraire (néo)libérale, dans le but de garantir la propriété privée de ce moyen de production. Le résultat de cette marchandisation est que la terre a perdu son caractère de moyen de subsistance, qui fournit des aliments de base, et est devenue un moyen de générer des devises étrangères (Teubal et Rodríguez, 2002). Mais la grande offensive mondiale a probablement eu lieu en termes de contrôle des territoires par ce que l'on appelle le "néo-extractivisme".10 Ce phénomène exprime une profonde asymétrie entre le capital mondialisé et la communauté locale, dans laquelle le premier tend à déposséder la seconde d'une partie de son territoire. Cette asymétrie peut également revêtir une dimension symbolique, exprimée par le mépris du discours dominant pour les savoirs ancestraux sur la nature.

Le deuxième phénomène dans ce domaine des inégalités de surplus se réfère à la configuration d'un pôle d'exclusion dans le modèle d'accumulation induit par la mondialisation. Ce pôle est constitué par l'excédent structurel de main-d'œuvre généré pendant la période de modernisation nationale, mais qui a subi des transformations. L'une d'entre elles concerne les activités urbaines connues comme informelles dans la période précédente et la production paysanne, qui fournissait des céréales de base à la population urbaine, qui, dans le contexte actuel de la mondialisation, ont perdu leur ancienne fonctionnalité (Rubio, 2003). Elles sont ainsi devenues non fonctionnelles et, par conséquent, dispensables. En d'autres termes, ils sont devenus une masse marginale, au sens classique du terme (Pérez Sáinz, 2016).11

Des dynamiques d'individualisation multiples, mais toutes fragiles, pour les secteurs subalternes

En ce qui concerne la troisième clé historique, qui fait référence à la nature fragile des processus d'individualisation en raison de la faiblesse des supports et - spécifiquement - de la citoyenneté sociale, l'ordre (néo)libéral a conduit à des transformations significatives de cette citoyenneté, qui était historiquement liée à l'emploi formel. Son noyau de base, l'éducation et la sécurité sociale (pensions et santé), a été marchandisé, ce qui a entraîné une stratification de son accès, donnant lieu à des processus d'individualisation différenciés.12 Ainsi, les secteurs subalternes, avec des niveaux de couverture et surtout de qualité plus faibles, ont les soutiens les plus fragiles. Une deuxième mutation, qui affecte directement ces mêmes secteurs, a consisté à revenir à la division entre travail et citoyenneté et à redéfinir cette dernière en termes de "pauvreté". Mais, comme nous l'avons noté dans l'introduction, il s'agit d'une compréhension non relationnelle de la privation qui évite toute référence au pouvoir et au conflit et qui a créé un sujet social imaginaire : "les pauvres".

Cependant, on peut avancer que le principal processus d'individualisation dans l'ordre (néo)libéral, qui générerait des soutiens solides, serait le consumérisme. En ce sens, il a été souligné que l'inclusion sociale dans la modernisation globalisée ne passe pas par le monde du travail, salarié ou non, mais par l'accès à certains biens et services. En d'autres termes, cet accès constituerait un nouveau niveau d'égalisation, démontrant le pouvoir démocratisant de la consommation. Mais cette démocratisation supposée peut être remise en cause sous plusieurs angles. Tout d'abord, l'existence d'une consommation minimale partagée par l'ensemble de la société contredit l'accès stratifié aux services sociaux qui constituent des biens publics de base. Ensuite, si la mondialisation a rendu possible l'accès à certains biens qui faisaient l'objet d'une différenciation sociale, minimisant ainsi le ressentiment, cet argument est relativisé auprès des nouvelles générations qui n'ont pas ces références historiques. D'autre part, les nouveaux biens "nécessaires", au sens de "biens de première nécessité", ne sont pas des biens de première nécessité, mais des biens de première nécessité. smithien Les différences sociales persistent et, par conséquent, la source du ressentiment social ne disparaît pas. Enfin, si au début de ce siècle il était difficile de réfuter la thèse du déplacement du centre de l'action sociale de la production vers la consommation, la crise du capitalisme - qui a débuté en 2007 - a montré les limites d'une consommation basée sur une capacité d'endettement que l'on pensait illimitée. La production et le travail, en tant que composantes centrales de l'économie réelle, sont de retour (Pérez Sáinz, 2016).

Traitement des différences qui continuent à générer des inégalités

Enfin, il y a la clé historique du traitement des différences. Curieusement, c'est au cours de la modernisation mondialisée qu'ont eu lieu les deux processus de reconnaissance les plus importants de l'histoire de la région : celui des peuples indigènes (et, dans une moindre mesure, des Afro-descendants) et celui des femmes. Cependant, ces deux processus sont l'aboutissement de processus qui ont commencé plus tôt. Ainsi, dans le cas des peuples indigènes, il faut se référer à une "longue marche" qui a commencé au 20ème siècle. xix, et, dans le cas des femmes, à ce que l'on appelle la "deuxième vague féministe", qui a débuté dans les années 1970. La question qui se pose inévitablement est la suivante : les résultats obtenus sont-ils suffisants pour postuler qu'en Amérique latine, les différences ne sont plus traitées par le biais de l'infériorisation ? Notre réponse est négative pour plusieurs raisons.

Tout d'abord, comme elles sont le résultat de luttes développées par les groupes subalternes eux-mêmes, les élites n'assument pas pleinement ces reconnaissances ; en fait, il peut y avoir une remise en question afin de redéfinir l'infériorisation, comme ce serait le cas du "racisme culturel" (Hale, 2002 ; González Ponciano, 2004). En d'autres termes, ces processus de reconnaissance ne sont pas le résultat de la dynamique "gentille" de l'ordre (néo)libéral, bien que celui-ci ait cherché à se l'approprier à travers sa proposition de multiculturalisme (Bastos et Camus, 2004 ; Hooker, 2005). Deuxièmement, il y a souvent un hiatus entre la reconnaissance dans les textes juridiques et la non-reconnaissance. de de facto. Troisièmement, les catégories des différentes paires catégorielles, lorsqu'elles tendent à s'égaliser, en particulier sur le marché du travail, tendent à le faire "vers le bas". Cela a été le cas avec la réduction des écarts salariaux en termes d'ethnicité et, surtout, en termes de genre (Escobar Latapí, 1999 ; Gálvez, 2001 ; Figueiredo Santos, 2005 ; Barbary et Estacio Moreno, 2008). Quatrièmement, la reconnaissance peut conduire à l'"autoségrégation" de la catégorie subordonnée, générant de nouvelles inégalités, comme on peut le voir dans le cas de certains espaces ethniques interdits aux non-autochtones. Enfin, ces acquis de la reconnaissance sont dévalorisés car la mondialisation privilégie le consumérisme à la citoyenneté (Pérez Sáinz, 2016).

En effet, les manifestations d'inégalités extrêmes rapportées sur les marchés de base montrent des couplages entre dynamiques de classes et paires catégorielles. Ainsi, la précarité des relations salariales n'est pas étrangère à la féminisation croissante des marchés du travail dans la région. Si les femmes continuent de souffrir de problèmes de ségrégation primaire car leurs taux d'activité restent inférieurs à ceux des hommes, elles sont affectées par la ségrégation secondaire car elles constituent une grande partie de la main-d'œuvre de la périphérie que les stratégies d'externalisation des entreprises ont générée, et se situent aux niveaux inférieurs des chaînes de sous-traitance (Iranzo et Leite, 2006 ; De la O et Guadarrama, 2006). En d'autres termes, la précarité et la féminisation du monde du travail sont les deux faces d'une même médaille (Pérez Sáinz, 2016). Et lorsqu'elles parviennent à surmonter cette ségrégation, elles sont confrontées à des discriminations, notamment salariales.

Il convient également de noter le couplage du champ des opportunités d'accumulation avec le couple territorial catégoriel. Ainsi, le phénomène du "néo-extractivisme" oppose le capital global à la communauté localement confinée. L'asymétrie mondiale contre est un élément fondamental de ce phénomène. De la même manière, le couple ethnique fonctionne lorsque la communauté est indigène, comme c'est souvent le cas dans bon nombre de projets "néo-extractivistes". En fait, cette paire catégorielle ethnique affecte également l'autre champ des inégalités de surplus. C'est le cas des migrations de travail qui génèrent des niches ethnicisées caractérisées par la précarisation. Comme le souligne Bastos Amigo (à paraître), le (néo)libéralisme mondial recrée l'ethnicité, approfondissant les inégalités qui tendent à s'institutionnaliser par la "stratification" de la société, où une minorité de groupes se proclame différente et s'impose des privilèges spéciaux pour réguler ses actions. Le reste de la société est soumis à une perte progressive des droits historiquement acquis qui a des effets sur les processus de citoyenneté, comme nous le verrons dans la section suivante. Il s'agit d'un retour à l'ordre colonial, mais sans le contrepoids de la corporativité dont bénéficiaient ceux qui se trouvaient au bas de l'échelle.13

En résumé, dans la modernisation mondialisée, les processus d'inégalités extrêmes ont généré de multiples dynamiques d'exclusion sociale. Ainsi, la précarisation des relations salariales s'est traduite par la désindustrialisation des relations de travail, la réduction des droits du travail en raison de la déréglementation étatique et, surtout, par l'exclusion sociale, de factoet une action limitée à l'individu. En outre, il faut souligner la menace de substitution quasi illimitée du travailleur qu'implique le chômage. Dans l'autre domaine des inégalités de surplus, des secteurs ont été générés, en particulier au sein de la paysannerie, qui sont fonctionnels pour le processus d'accumulation et donc dispensables. En outre, le "néo-extractivisme" mondial dépossède les communautés locales de leurs territoires. D'autre part, les processus d'individualisation des secteurs subalternes, y compris le consumérisme, avec des supports solides, ne sont pas détectés. Enfin, l'infériorisation et l'assimilation non généreuse sont toujours en vigueur et génèrent des paires catégorielles qui sont couplées aux dynamiques de classe sur les marchés de base, comme le montrent la paire de genre sur le marché du travail, la paire territoriale dans le domaine de l'accaparement des opportunités d'accumulation, et la paire ethnique dans les deux cas. C'est cette constellation de phénomènes qui façonne actuellement le monde de la marginalisation, qui est la question abordée dans la section suivante.

Marginalisation sociale et réponses à la déresponsabilisation

Cet ensemble de dynamiques profondes de déresponsabilisation, résultat d'inégalités extrêmes dans la modernisation mondialisée, se cristallise dans le monde de la marginalisation. Cette cristallisation se manifeste par trois phénomènes fondamentaux : la privation, la dé-citoyenneté et l'invisibilisation. Il convient de préciser que ces phénomènes ne sont pas exclusifs à l'ordre (néo)libéral, mais que leur genèse lui est antérieure.

La marginalisation et ses dimensions

La marginalisation représente un monde de privations matérielles et symboliques. L'extrême précarité ou le chômage font que les moyens de survie sont très limités. De même, les possibilités d'accéder à de réelles opportunités d'accumulation à partir de ce monde sont pratiquement inexistantes. Les activités non salariées autogénérées sont piégées dans les besoins de subsistance du ménage respectif, sans possibilité de devenir dynamiques. En d'autres termes, nous sommes confrontés à un monde de pénurie et de privation.

Parallèlement, c'est un monde où il ne peut guère y avoir de droits et où, par conséquent, la citoyenneté est floue. En d'autres termes, la dé-citoyenneté est une autre caractéristique fondamentale de la marginalisation sociale. Ce phénomène peut être associé à la présence marginale de l'État,14 Il s'agit avant tout d'une réponse aux tendances à la "stratification" imposées par l'ordre (néo)libéral, comme indiqué dans la section précédente. La citoyenneté peut être universalisante, mais elle le fait de manière stratifiée. Toute la population n'a pas de facto L'égalité des droits, en particulier pour les personnes en marge de la société.

Enfin, la différence de ce monde est traitée par les élites en termes d'infériorisation, car elles se représentent leur population comme des citoyens diminués et enfermés dans la misère. Mais cette infériorisation acquiert une caractéristique particulière : l'invisibilisation. C'est-à-dire que l'ordre dominant tente d'ignorer cette frange marginalisée comme une masse sans fonctionnalité, comme si elle ne faisait pas partie de la société elle-même et n'était pas le résultat des relations de pouvoir qui définissent cet ordre.15 Il s'agit du rivage et, en tant que tel, il n'est pas visualisé.

Ces trois phénomènes - privation, décivilisation et invisibilisation - constituent le noyau structurant du phénomène de marginalisation sociale. En raison de la variété et de l'étendue des tendances à la déresponsabilisation décrites dans la section précédente, une grande partie des secteurs subalternes est affectée par ces phénomènes, si ce n'est effectivement, du moins en tant que menaces permanentes. Toutefois, en dépit de la profonde déresponsabilisation qu'ils impliquent, ils ne signifient pas que la population qui en souffre est en fait inerte et piégée. Tout sujet social, aussi démuni soit-il, doit affronter son existence et y faire face. Cela implique de comprendre sa réalité, de l'interpréter en lui donnant des significations et de développer des outils pour la contrôler par l'action. Sans ces trois mécanismes psychosociaux de base, il n'y aurait pas d'action sociale. Par conséquent, il existe toujours un minimum d'autonomisation subjective (Zetino Duarte, 2006). En d'autres termes, les relations de pouvoir ne sont jamais totalement asymétriques, car il existe toujours une forme de résistance qui cherche à modifier les conditions de la réalité afin que le conflit persiste et ne disparaisse pas. C'est précisément sur cette base que, de la marginalisation elle-même, naissent diverses réponses qui la remettent en question : la peur, qui s'exprime dans la violence ; l'issue, qui se matérialise dans la migration ; la magie, qui cherche le refuge de la religiosité ; et celle fondée sur l'action collective, qui peut donner lieu à des mouvements sociaux.16

Le répertoire des réponses marginales

Il est précisé que ces quatre dynamiques sont des réponses car elles ne sont pas exogènes à la marginalisation sociale, mais induites par elle, sans que cela implique qu'elles en soient la cause unique ou même principale.

Comme l'ont affirmé Savenije et Andrade-Eekhoff (2003), le fait de souffrir de privations ouvre deux voies vers la violence. Ainsi, d'une part, les individus peuvent se sentir frustrés par leurs privations. Ils peuvent rester impuissants face à une telle situation, isolés dans leur mécontentement. Mais la frustration peut être projetée socialement, à travers un exercice relationnel, lorsque les sujets contrastent leurs privations avec les opulences des autres dans l'horizon de leur vision du monde. Lorsqu'elle conduit le sujet démuni à aspirer à être le sujet aisé par une inversion symbolique, il en résulte un ressentiment (Bourdieu et Wacquant, 2005), qui peut devenir le catalyseur d'actes de violence. D'autre part, la privation peut être abordée non pas sous l'angle émotionnel mais sous l'angle intentionnel, dans la mesure où les sujets voudraient accumuler des biens matériels et symboliques de valeur. Comme dans une situation de marginalisation sociale, ces biens sont rares et difficiles d'accès, le recours à la violence apparaît comme un mécanisme efficace. À cela s'ajoute la présence marginale de l'État qui, en n'imposant pas son monopole de la coercition, permet l'émergence d'acteurs violents qui finissent par contrôler ces territoires, imposant une nouvelle normativité - de nature discrétionnaire - qui entrave le développement des droits.17 On peut penser que, dans ces territoires, la citoyenneté est remplacée par l'existence de populations que ces acteurs violents "administrent".

Selon Márquez Covarrubias et Delgado Wise (2012), la mondialisation (néo)libérale a rendu la migration "forcée". Parmi les différentes modalités identifiées par ces auteurs, deux peuvent être liées à la marginalisation sociale : par la dépossession des moyens de production et de subsistance, et par l'exclusion sociale, le chômage structurel et la pauvreté.18 Le terme " forcé " indique sans équivoque une déresponsabilisation, mais il est nécessaire de le nuancer. À cette fin, il est utile de recourir à la proposition de Zetino Duarte et Avelar (2016), qui ont proposé trois niveaux à prendre en compte dans la phase pré-migratoire afin de comprendre les raisons de la migration ; des niveaux qui constituent différents champs de pouvoir. Le premier est celui de la société elle-même, où se matérialisent les dynamiques de déresponsabilisation résultant d'inégalités extrêmes, comme nous l'avons vu dans la section précédente. Le deuxième niveau est celui des relations communautaires, sur lequel au moins trois facteurs peuvent être identifiés comme ayant un impact : les histoires de migration réussie qui génèrent des pressions symboliques, car migrer exprimerait le prestige de la communauté ; les territoires en marge de l'État et où la violence serait un facteur clé pour expliquer la migration ; la destruction de l'habitat communautaire, comme cela peut se produire avec l'impact du "néo-extractivisme", qui représenterait le facteur central dans l'explication du déplacement de la population.19 Le dernier niveau à considérer serait l'espace des relations immédiates au sein de l'environnement familial, où la question de la privation est confrontée. La migration serait la réponse pour tenter de les atténuer ou d'empêcher que leur menace ne devienne réalité.

Pour sa part, la religiosité est associée au phénomène de dé-citoyenneté, mais d'une manière particulière. Dans la section précédente, il a été souligné que l'une des principales caractéristiques de la modernisation mondialisée actuelle est la prolifération des dynamiques d'individualisation, mais que - dans le cas des secteurs subalternes - elle fournit des supports fragiles. La religiosité pourrait offrir à ces secteurs des appuis moins fragiles. La tendance à la désinstitutionnalisation des pratiques religieuses est à l'origine de ce phénomène. Sa principale conséquence est que la recherche de la transcendance, qui définit la spécificité du religieux, tend à se faire sur une base individuelle. La diversité des religiosités est associée à une méfiance à l'égard des médiations institutionnelles, qu'il s'agisse de l'Église catholique ou du protestantisme historique (Miguez, 2000). En d'autres termes, ces médiations sont évitées et l'individualisation de la religiosité est renforcée, et le pentecôtisme joue un rôle clé à cet égard. Il est nécessaire de préciser, comme le fait De la Torre (2012), que cette religiosité n'est ni une confession ni une église, mais un courant qui traverse les différentes églises chrétiennes, y compris le catholicisme lui-même, comme en témoigne le phénomène du mouvement charismatique. En ce sens, l'hypothèse d'une "révolution silencieuse" a été insinuée, où cette nouvelle éthique serait conforme à l'esprit du capitalisme globalisé, dérégulé et (néo)libéral (Mardones, 2005). Un parallèle a été établi en termes de privatisation entre le (néo)libéralisme et le pentecôtisme fondamentaliste : alors que le premier promeut la privatisation de l'État, le second le ferait avec foi (Ceballos, 2008).

En termes d'action collective, les lacunes sont liées à des processus de déresponsabilisation directe des marchés de base. Cela implique que les réponses qui peuvent émerger ont une composante de classe, bien que ce ne soit pas le seul facteur expliquant une telle action collective. Il est important de souligner que le phénomène de déresponsabilisation est lié au problème des menaces, car plus la déresponsabilisation est grande, plus les menaces deviennent crédibles. En ce sens, l'approche d'Almeida (2015) selon laquelle certains types de menaces ne découragent pas l'action collective, mais plutôt le contraire, tant qu'il existe une certaine capacité organisationnelle, est tout à fait pertinente pour établir le lien entre privation et action collective. À cet égard, l'auteur propose trois types de menaces : les menaces répressives, celles générées par les actions économiques de l'État et les menaces environnementales. Ce sont précisément les dynamiques de déresponsabilisation générées dans les deux domaines d'inégalités de surplus mentionnés dans la section précédente qui renvoient aux deuxième et troisième types de menaces.

Dans quelle mesure ces réponses parviennent-elles à freiner ou même à inverser la déresponsabilisation ? Nous tentons de répondre à cette question de manière très succincte. Pour ce faire, comme nous l'avons mentionné dans l'introduction, nous aurons recours à la conception du pouvoir de Lukes (2004), qui est celle que nous avons utilisée dans les textes précédents sur les inégalités et l'exclusion sociale. Rappelons que cet auteur aborde la question du pouvoir en termes de conflit et identifie trois types de situations qui expriment des relations de pouvoir différenciées : le conflit ouvert, le conflit caché et le conflit latent.

Religiosité et conflit latent

En partant de cette dernière modalité de pouvoir, on postule que la réponse basée sur la religiosité, en particulier le pentecôtisme, répondrait à ce type. Ainsi, la conversion au pentecôtisme dans des contextes de marginalisation sociale a aidé à mieux s'adapter aux conditions de privation et de violence et aux pressions psychologiques impliquées (Garma Navarro, 2004 ; Antequera, 2008 ; Cantón, 2008). Comme le souligne à juste titre Mansilla (2012 : 195), le pentecôtisme transforme les besoins en vertus : la faim en jeûne, les vieux vêtements en luxe spirituel, la pauvreté matérielle en vertu spirituelle, le logement précaire en demeure spirituelle ou le corps physique en esprit. De cette manière, l'ordre social dominant n'est pas remis en question, mais plutôt reproduit. Cette affinité est encore plus évidente avec le "néo-pentecôtisme". Ainsi, la Théologie de la Prospérité, son fondement idéologique, propose une relation entre la communion avec Dieu et le bien-être matériel basée sur trois idées fondamentales : la confession positive, qui consiste à intérioriser la parole de Dieu dans sa propre vie afin d'en témoigner publiquement ; la libération économique, qui consiste à exorciser les démons de la pauvreté ; et le caractère sacramentel de la dîme (Semán, 2005). Ainsi, si l'individualisme est maintenu, il n'est plus confiné à des communautés locales de nature affective. Il s'agit de transcender au niveau de la société dans son ensemble, qui serait le royaume de Dieu, un espace d'accumulation où les croyants doivent jouer un rôle de premier plan. L'intendance obéissante serait l'ascèse de l'entrepreneur mondialisé pour accumuler ; en ce sens, capitalisme et liberté sont homologués (Coto Murillo et Salgado Ramírez, 2008 : 112).

Cela n'implique pas que cette réponse soit simplement déresponsabilisante pour les secteurs subalternes marginalisés parce qu'elle les condamne à l'aliénation. La promesse de réussite économique ouvre l'horizon de la mobilité sociale qui, comme nous le savons, n'est accessible qu'à très peu de personnes dans ce monde de marginalisation sociale, mais elle positionne la force symbolique de l'illusion. La resignification des déficiences en vertus est peut-être plus importante encore, car elle implique de donner un sens à la survie, ce qui, dans ce type de contexte, n'est pas une mince affaire. En d'autres termes, il s'agit d'une réponse qui peut faire prévaloir le potentiel du symbolique sur les difficultés du matériel.

En revanche, cette réponse n'a pas d'impact majeur en termes de dé-citoyenneté car, comme dans le consumérisme, il y a passage de l'individu/citoyen à l'individu/croyant, dans ce cas. En d'autres termes, l'individualisation induite par ce type de religiosité ne passe pas par la citoyenneté. Et l'infériorisation, qui soutient l'invisibilisation, n'apparaît pas non plus comme un problème à affronter. Dans le cas de l'"auto-exclusion", avec le "détachement du monde", l'ascétisme qui glorifie la privation suppose une supériorité spirituelle sur les nantis et leur richesse matérielle. Et en termes de réussite économique, ceux qui n'y parviennent pas sont, selon la théologie de la prospérité, de mauvais intendants qui méritent d'être traités comme des êtres inférieurs. En d'autres termes, cette réponse n'aborde pas ces deux dimensions de la marginalisation sociale et affirme ainsi le caractère reproductif de l'ordre social existant.

On pourrait conclure, à titre d'hypothèse à explorer dans le futur, que ce type de religiosité offre à certains secteurs subalternes la possibilité d'être des individus dans des contextes de marginalisation sociale. En ce sens, nous serions face à une autre dynamique d'individualisation, favorisée par l'ordre (néo)libéral et différente de celle soutenue par le consumérisme, mais plus appropriée à ce monde. Le problème réside dans l'adverbe "au sein", car il impliquerait une individualisation confinée qui, de plus, n'offre fondamentalement que des supports symboliques. Il s'agit donc d'une réponse que l'on peut qualifier d'adaptative.

Les migrations, un conflit caché

La modalité d'autonomisation basée sur un conflit caché pourrait être associée à la réponse basée sur la migration. Toutefois, il convient de souligner, tout d'abord, qu'il existe des possibilités d'autonomisation qui s'expriment principalement à travers trois phénomènes : l'utilisation des transferts de fonds à des fins d'investissement, notamment dans une entreprise (Papail, 2002 ; Massey, Durand et Riosmena, 2006) ; le retour volontaire dans le but de développer sa propre entreprise ou de cesser de travailler ; et la constitution de ce que l'on appelle le "migrant collectif transnational" (García Zamora, 2005 ; Moctezuma, 2008 ; Delgado Wise et Márquez Covarrubias, 2009). Toutefois, ces possibilités sont limitées.

En ce qui concerne ce dernier, bien qu'il s'agisse d'un sujet ayant une reconnaissance binationale et la capacité de négocier avec l'État, et qui, grâce à des envois de fonds collectifs, parvient à générer un fonds d'épargne à usage collectif (Moctezuma Longoria et Pérez Veyna, 2006), les expériences de ce type ne sont pas très répandues. En ce qui concerne le retour volontaire, une analyse des trois derniers recensements au Mexique comparant les rapatriés à des travailleurs présentant des caractéristiques similaires et à des migrants internes permet de tirer plusieurs conclusions pertinentes. Premièrement, les chances des rapatriés de se retirer du marché du travail ont diminué au fil du temps. Parallèlement, l'image de réussite que confère ce statut aux rapatriés s'est détériorée. Deuxièmement, si les rapatriés ont encore davantage de possibilités de créer des entreprises, cette option s'est également réduite au fil du temps. Troisièmement, le retour implique une salarisation croissante avec une détérioration des salaires, une détérioration qui affecte également les revenus des travailleurs indépendants. Enfin, ces tendances ne montrent pas de différences entre les régions d'ancienne et de nouvelle migration, que ce soit en termes de genre ou de territoire (Parrado et Gutiérrez, 2016). En d'autres termes, les possibilités d'autonomisation offertes par le retour volontaire semblent s'éroder. Enfin, il existe un large consensus dans la littérature sur le fait que les envois de fonds ne sont pas principalement utilisés à des fins d'investissement, mais pour répondre à des besoins fondamentaux. À cet égard, l'une des conclusions de Canales (2008 : 228 ff.) pour le cas mexicain est illustrative : sur quatre personnes qui reçoivent des transferts de fonds dans ce pays, à peine une parvient à améliorer de manière significative ses conditions de vie grâce à la mobilité sociale. Nous soupçonnons que ces conclusions ne se limitent pas à la réalité mexicaine. En d'autres termes, comme l'affirme cet auteur, les envois de fonds agissent comme un fonds salarial qui sert, fondamentalement, à atténuer la situation de privation des ménages, mais pas à résoudre les causes structurelles qui la génèrent.

En ce sens, on peut affirmer que la migration liée à un contexte de marginalisation sociale implique, fondamentalement, une résistance à la déresponsabilisation. Mais, paradoxalement, les membres qui migrent finissent par être soumis à une déresponsabilisation intense, qui va au-delà de la privation de la souffrance et comprend également de profonds processus de dé-citoyenneté et d'invisibilisation. En d'autres termes, il s'agit d'une stratégie familiale de nature "sacrificielle".20

Ainsi, en transit, et en prenant comme point de référence la migration centraméricaine à travers le Mexique ces derniers temps, nous sommes confrontés à un voyage d'horreur et de déresponsabilisation qui atteint des expressions extrêmes de déshumanisation des migrants. Si la modalité est l'utilisation de "coyotes" ou de "polleros" (passeurs), ces derniers, en leur qualité de "gestionnaires logistiques" (Gaborit et al2012) contrôlent les personnes en s'appropriant leurs documents. L'expérience de déresponsabilisation, qui est souvent à l'origine de l'acte migratoire sans papiers, signifie que le migrant n'est pas perçu comme un sujet de droit, ce qui est une expression de la dé-citoyenneté qui caractérise la marginalisation sociale. À partir de là, un processus de perte progressive d'humanité s'enclenche, tant au niveau des droits existentiels (parler, manger, exprimer ses sentiments, etc.) que des valeurs (compréhension, solidarité, respect, etc.), et le migrant finit par perdre des attributs humains fondamentaux (identité, volonté, dignité, etc.). La déshumanisation des migrants conduit à leur objectivation, ce qui amène certains "coyotes" à considérer les personnes qu'ils transportent comme de simples marchandises pouvant être échangées (Gaborit et al., 2012).21 Il convient également de mentionner les récentes transformations de la figure du "coyotaje", qui est passée d'une personne connue de la communauté, généralement un membre de celle-ci, qui les accompagnait tout au long du voyage, à une chaîne de trafic de personnes comportant différentes étapes et dirigée par différents guides. Les guides sont inconnus des migrants et de leurs familles et sont contactés par l'intermédiaire d'un nouvel acteur : le promoteur communautaire de la migration (Zetino Duarte et Avelar, 2016). Cette nouvelle configuration ne semble pas étrangère aux conséquences de la nouvelle politique de " sécurisation " des États-Unis, qui oblige les migrants à chercher de nouvelles routes qui augmentent les coûts et les risques (Sandoval García, 2015). Ces augmentations sont liées au fait que les nouveaux itinéraires traversent souvent les territoires d'organisations criminelles. Il y a des paiements supplémentaires pour les traverser, mais plus tragique encore est la possibilité d'enlèvement et d'assassinat de migrants aux mains de groupes de ces organisations (Carrasco González, 2013 ; Castillo et Nájera, 2015 ; Sandoval García, 2015).22 En d'autres termes, les "coyotes" traditionnels ont été remplacés par ce que Camus (2012 : 82) appelle les "narco-coyotes".

Ces risques sont encore plus évidents lorsque la migration est indépendante. Les migrants sont confrontés aux filtres de la "frontière verticale" qu'est devenu le Mexique. Il ne s'agit pas seulement des opérations des autorités, des points de contrôle ou des détentions, mais aussi du fait que ces opérations ont transformé les sans-papiers d'Amérique centrale en victimes d'organisations criminelles et ont augmenté les risques. Il s'agit d'une nouvelle manifestation de la frontière comme espace seuil de la violence, où l'enjeu est la vie elle-même, qui peut être autorisée ou refusée (Reguillo, 2012). Ainsi, ce qui devait être une situation transitoire, le simple passage à travers un territoire, devient de plus en plus difficile pour la mobilité, et cette population est piégée sur le territoire mexicain (Silva Hernández, 2015). Il en résulte une criminalisation des migrants et une militarisation des contrôles migratoires. En effet, la frontière est un espace où convergent migration et trafic de drogue, et le discours officiel les présente comme des phénomènes liés (Sandoval García, 2015 ; Segura Mena, 2016). Cette "zone de transit précaire" devient un espace où convergent de multiples formes de violence. En ce sens, la proposition de Camus (2017) de la considérer également comme une "zone grise" est pertinente, dans la mesure où la distinction entre les acteurs en termes d'auteurs et de victimes est perdue, car il y a des abus parmi les migrants eux-mêmes dans le cadre de leurs stratégies de survie limitées.23

Il y a également une déresponsabilisation dans les lieux d'affectation.24 Ils souffrent donc d'une ségrégation secondaire sur le marché du travail en raison de leur confinement dans des niches de travail : travail agricole saisonnier, construction pour les hommes et service domestique pour les femmes dans les zones urbaines. De plus, si les migrants deviennent visibles parce que leurs créneaux deviennent attractifs en termes de main-d'œuvre face à la réduction des opportunités professionnelles dans le pays concerné, ils subissent les assauts de la xénophobie (Grimson, 2006). Cette manifestation d'infériorisation n'est pas récente, elle est inscrite dans l'histoire des pays d'accueil des migrants comme l'Argentine, le Costa Rica, le Chili, sans oublier la République dominicaine.25 En effet, dans la construction de l'imaginaire national, l'altérité des migrants a joué un rôle central (Novick, 2008 ; Domenech, 2011 ; Monclús Masó et García, 2012 ; Sandoval García, 2002 ; Alvarenga Venútolo, 2007 ; Stefoni, 2011 ; Silié, Segura et Dore Cabral, 2002 ; Wooding et Moseley-Williams : 2004). Par conséquent, nous avons affaire à des citoyens diminués (Morales Gamboa, 2007). Cette citoyenneté restreinte en tant que mécanisme de régulation sociale des immigrants établit un régime d'illégalismes, permettant deux autres mécanismes de contrôle des immigrants qui génèrent une double spatialisation sociale : une verticale, basée sur le racisme qui hiérarchise, et une horizontale, basée sur le fondamentalisme culturel qui exclut. Il s'agit de trois mécanismes qui déresponsabilisent les immigrés : le racisme marque leur corps en associant des attributs moraux à des traits physiques ; le fondamentalisme essentialise les différences pour justifier la ségrégation ; et les difficultés d'accès à la citoyenneté génèrent une existence niée pour les immigrés. Ainsi, le sujet immigré est configuré d'une triple manière : comme inférieur, comme étranger et comme clandestin (Caggiano, 2008).

Mais malgré ces multiples déceptions, tant en transit qu'à destination, les (in)migrants résistent silencieusement afin que le pays d'origine puisse résister à la menace de marginalisation sociale et à la déresponsabilisation qui en découle. Il s'agit d'une réponse de résistance.

Les deux autres réponses sont celles qui donnent le plus de pouvoir, parce qu'elles se déroulent dans le cadre d'un conflit ouvert. Mais c'est précisément l'asymétrie de la confrontation qui détermine si et dans quelle mesure ces possibilités se réalisent. Cependant, chacune de ces réponses a une raison d'être très différente et doit être différenciée.

Violence et conflit ouvert

En matière de violence, un premier type de réponse renvoie à ce qui a déjà été dit sur le ressentiment. Mais il faut ajouter deux éléments. Le premier est qu'avec la mondialisation actuelle, le ressentiment est renforcé par les frustrations consuméristes. Le second est que les sujets qui en souffrent le plus sont les jeunes des secteurs subalternes qui, compte tenu de leurs maigres revenus du travail, qui représentent normalement des contributions aux revenus des ménages respectifs, transgressent la loi pour satisfaire leurs besoins consuméristes (Kessler, 2002 ; Ramos, 2004 ; Calderón Umaña, 2012). Mais il s'agit d'une violence qui n'est pas vraiment responsabilisante, en raison de sa nature occasionnelle et de sa dépendance à l'égard des impulsions consuméristes. Le cas d'autres formes de violence qui émergent de la présence marginale de l'État et qui ont un fort ancrage territorial est différent : celle exercée par des groupes locaux exclus de la couverture sécuritaire de l'État et de l'accès au système judiciaire et qui prennent eux-mêmes des mesures punitives ; celle de nature mixte (à prédominance sociale mais aussi avec une dimension lucrative) et qui exprime le comportement transgressif et criminel des jeunes dans les territoires qu'ils contrôlent ; celle qui a un caractère lucratif marqué, parce qu'elle est exercée par des organisations criminelles.

Dans le premier cas, les limites de l'État reflètent la diffusion historique du pouvoir coercitif, car les différenciations entre l'État et la société et entre le public et le privé sont restées inachevées (Vilas, 2003). Les réactions contre le vol de bétail, en particulier dans le monde andin, ou l'enlèvement d'enfants au Mexique et au Guatemala en sont des exemples. Dernièrement, le cas des groupes d'autodéfense communautaires mexicains s'est distingué, où la condition ethnique établit des différences importantes, car dans le cas des communautés indigènes, elles sont soumises aux autorités locales et aux traditions d'autogouvernement, tandis que dans les communautés métisses, le vigilantisme basé sur le code ranchero a tendance à prédominer.26et peut conduire au factionnalisme et au clientélisme au sein des communautés et même finir par être subordonné aux intérêts des organisations criminelles (Gledhill, 2015 ; Guerra Manzo, 2015). Il s'agit d'un scénario de "victimisation agressive" (Romero Salazar et Rujano Roque, 2007 : 160) où l'autodéfense est considérée comme une violence légitime.

En ce qui concerne les gangs violents, leur habilitation en tant qu'auteurs d'actes criminels présente plusieurs facettes. La première renvoie à leur double nature qui, dans la réalité centraméricaine, s'exprime dans la dualité gang/gang.maraLa socialisation de la famille et/ou de l'école : ils comblent les vides générés dans la famille et/ou l'école en socialisant et en générant de l'identité, mais ils impliquent également l'acceptation de règles et d'engagements garantis par la violence au sein du groupe. Elle apparaît comme un instrument d'agitation sociale qui ne se projette pas dans la contestation politique. Ces jeunes ont été considérés comme des rebelles primitifs (eric et al., 2001) ou, pour reprendre les termes de Perea Restrepo (2004 : 33), les jeunes membres de gangs ne seraient ni des héros ni des criminels.

La seconde est liée au caractère sacré du territoire, qui en fait une source de pouvoir (Perea Restrepo, 2004 ; Pesca Pita, 2004). et al., 2011). Ce serait sur la base de pratiques territoriales de délimitation et de contrôle de l'espace que le " nous " incarné par les gangs serait rendu possible (Riaño Alcalá, 2006). Le corollaire en est le conflit territorial avec les autres bandes de jeunes. C'est l'" autre principal " qui définit par excellence l'identité et la cohésion du groupe, raison pour laquelle le meurtre de l'adversaire vise également à effacer son appartenance au gang (Nateras Domínguez, 2009 ; Savenije, 2011).

La fourniture de certains biens communautaires est un troisième élément à prendre en compte, partagé par les organisations criminelles. Ainsi, ces acteurs violents peuvent fournir quatre biens essentiels à la vie locale : la protection contre les agressions extérieures, la médiation des conflits intracommunautaires, qu'ils soient domestiques ou entre voisins, la médiation de l'activité communautaire en filtrant et en autorisant les actions des agents et institutions extracommunautaires, et la célébration d'activités festives qui recréent la communauté et sont très appréciées par les habitants (Perea et al., 2014). Il convient d'ajouter que, si cette disposition vise à légitimer la dimension de la violence, elle vise également à monopoliser l'offre de ces biens essentiels, en empêchant d'autres acteurs de le faire.

Une quatrième caractéristique a trait à sa dimension translocale, c'est-à-dire qu'il existe une articulation entre le local, le territoire urbain marginal exclu, et le global. Il est bien connu que, dans le cas de la gangs En Amérique centrale, l'expérience des jeunes dans les gangs aux États-Unis, déportés ensuite dans leur pays d'origine, semble avoir été déterminante dans la gestation et le développement de ce type de groupe, qui est passé de gangs transgressifs à des gangs violents et a conduit à la construction d'inimitiés mortelles (Savenije, 2011). Ces déportations ont entraîné la "réinvention" des gangs par eux-mêmes et impliquent une transformation au-delà des gangs de rue (wola, 2006).

Enfin, il peut y avoir des trajectoires évitables qui conduisent les gangs à une articulation subordonnée avec les organisations criminelles, comme cela s'est produit au Salvador, en Colombie (Medellín ou Cali) et au Mexique (Ciudad Juárez) (Savanije, 2011 ; Riaño Alcalá, 2006 ; Concha-Eastman et Concha, 2014 ; Alanís Legaspi et Durán Martínez, 2014 ; Cruz Sierra, 2014). Cette subordination du gang à l'organisation criminelle entraîne d'importantes transformations dans le comportement de ses membres : de la violence basée sur le ressentiment et la masculinité à la subordination aux règles de l'entreprise ; du "temps parallèle" au "temps parallèle" au "temps parallèle" ; et du "temps parallèle" au "temps parallèle".27 Le territoire perd sa valeur identitaire et se transforme en corridor stratégique ; la subjectivité devient plus réflexive et autocontrôlée, et la haine de l'ennemi est remplacée par le calcul économique (Ordóñez Valverde, 2017 : 123-124).

En ce qui concerne les organisations criminelles opérant dans des zones marginalisées, et en limitant notre réflexion au développement des micro-marchés de la drogue, plusieurs facteurs peuvent être soulignés en termes d'autonomisation. Tout d'abord, il y a la modalité du contrôle territorial, qui peut s'exprimer de différentes manières. Il peut s'agir d'un contrôle de type gang, comme dans les favelas de Rio de Janeiro (Misse et Grillo, 2014 ; Misse, 2015), ou de situations où le contrôle s'exerce uniquement sur différents "points" : "fixes", comme les maisons ou les centres de vente ; "semi-fixes", comme certains coins de rue, parcs ou autres lieux de la communauté ; et "mobiles", lorsque le vendeur se déplace à l'endroit suggéré par l'acheteur (Zamudio Angles, 2013 ; Calderón Umaña et Salazar Sánchez, 2015). Deuxièmement, le type d'organisation exprime différents niveaux d'autonomisation. Andrade (1991) a souligné, en réfléchissant sur les petits trafiquants dans le cas équatorien, qu'on ne peut pas parler d'"organisations", mais plutôt de réseaux qu'il caractérise comme "presque amorphes", non hiérarchiques, subordonnés à l'intermédiation, sans possibilité d'expansion en raison de leur faible capitalisation et vulnérables à la répression policière. En ce qui concerne les "gangs de résidence" qui opèrent à Bogota et dominent le marché de la drogue dans les quartiers, Perea Restrepo et Rincón Morera (2014) soulignent leur nature et leur trajectoire familiales. Et dans le cas de Rio de Janeiro, les gangs locaux de la drogue tendent à être structurés en pyramide, avec au sommet le "propriétaire du morro", qui gère l'"entreprise" ou délègue cette gestion au "responsable", par exemple s'il est en prison ; il y a des "gestionnaires" selon le type de drogue et pour la sécurité du territoire, et l'organisation est complétée par des "soldats" et des vendeurs directs de différents types. En outre, depuis les années 1990, des " commandos " ou " factions " sont apparus, qui représentent des alliances horizontales entre " propriétaires de morro " pour délimiter les territoires et se protéger des incursions d'autres " factions " (Misse et Grillo, 2014 ; Misse 2015). Enfin, le pouvoir est également conditionné par la relation contradictoire entre les narcotrafiquants et les forces de police, qui implique la confrontation mais aussi la corruption et l'extorsion. Cette dernière implique l'implication de ces dernières dans l'économie politique du crime, incluant toutes ses activités : trafic d'armes, vol de voitures, kidnapping, etc. (Souza Alves, 2008). C'est ce que Bobea (2016) a appelé le "statétropisme par immersion".28

Cette implication des agents de l'État dans les activités criminelles intègre dans l'analyse une autre dimension de la présence marginale de l'État, qui complète la dimension déjà mentionnée des territoires marginalisés, et qui les rend susceptibles de devenir un espace pour les organisations criminelles. De cette manière, l'État est présent et non de manière sporadique, comme dans le cas d'opérations spécifiques. C'est le cas de Rio de Janeiro, mais cela peut s'appliquer à d'autres réalités de la région,29 c'est une présence sui generisparce qu'elle ne s'exprime pas en tant que puissance publique, du fait que les policiers corrompus utilisent leur représentation étatique à des fins privées. Selon Misse (2015), cette privatisation du pouvoir d'État façonne ce qu'il appelle des "marchandises politiques", car, pour qu'elles acquièrent une valeur économique, il doit y avoir une corrélation favorable des forces sur le territoire en question, et elles impliquent un échange asymétrique et compulsif. Mais la clé de ce phénomène réside dans la capacité limitée des institutions publiques qui rend ces comportements viables, lesquelles reproduisent à leur tour cette limitation institutionnelle en privatisant le pouvoir public (Míguez, Misse et Isla, 2015). En effet, la domination d'un groupe irrégulier sur un certain territoire implique automatiquement une présence marginale de l'État (Cano, 2008).

Il y a une réflexion commune sur les différents types de violence considérés, en particulier les deux derniers :30 L'empowerment par la violence génère des processus pervers pour deux raisons. D'une part, elle repose sur l'existence de victimes à qui l'on refuse des droits fondamentaux, y compris le droit à la vie. D'autre part, elle ne conduit généralement pas à une transformation substantielle de la condition de marginalisation sociale, sauf - dans certains cas - pour quelques-uns. En d'autres termes, il s'agit d'une réponse qui fait irruption dans la sphère centrale de la société de manière menaçante, mais qui ne propose pas de transformations substantielles de l'ordre existant.

Une action collective porteuse de possibilités de transformation

C'est la grande différence avec la dernière réponse, celle basée sur l'action collective : elle ne se contente pas d'ouvrir une brèche, elle cherche à opérer des transformations sociales. Trois exemples ont été retenus : le Mouvement des sans-terre (mst) au Brésil, le néo-zapatisme au Mexique et les piqueteros de la fin du siècle dernier et du début du présent en Argentine. Il s'agit de trois cas présentant des caractéristiques différentes et appartenant à trois pays clés de la région, qui offrent un spectre de réflexion suffisamment large. Pour chacun d'entre eux, les réalisations les plus significatives en termes d'autonomisation sont présentées.

Les réalisations de la mst sont impressionnantes. Au début de la deuxième décennie de ce siècle, elle était présente dans 24 des 27 États brésiliens ; elle contrôlait plus de sept millions d'hectares, 550 000 familles organisées en colonies et en camps, avec une population de plus de deux millions de personnes ; elle avait organisé plus de cent coopératives, près de deux mille associations et près de cent agro-industries dans les colonies ; plus de deux mille écoles avaient été créées et fonctionnaient, avec environ 170 000 élèves, cinq mille enseignants, en plus de l'équipe d'enseignants de l'Université du Brésil. Cirandas Infantisresponsable des soins et de l'éducation des enfants de moins de six ans (Stronzake et Casado, 2012 : 4).

Ces résultats reflètent deux processus importants. D'une part, pour leurs occupants, les campements ont permis de sortir de l'exclusion imposée par la société, notamment en termes de travail, et d'avoir un mode de vie alternatif (Navarro, 2002). Ils n'y seraient pas parvenus en s'installant dans les villes. En ce sens et en corollaire, Medeiros (2006) va plus loin et souligne que les campements ont permis la recomposition des familles, ce qui est à l'opposé de la migration en tant qu'échappatoire. En effet, malgré toutes les difficultés et les dangers rencontrés par les colons, les campements et les occupations n'ont pas cessé. D'autre part, les colonies ont contribué à la démocratisation de la vie locale. Comme le soulignent Carter et Carvalho (2010 : 302), outre l'amélioration matérielle des conditions de vie, les colonies ont permis aux travailleurs ruraux de retrouver l'estime de soi et d'étendre les droits de citoyenneté dans les zones rurales.

En ce qui concerne le néo-zapatisme, la première réalisation concerne l'accès à la terre. Depuis la Première Déclaration de la Jungle Lacandone en janvier 1994, lorsque l'insurrection armée a été lancée, l'occupation de la terre a été proposée comme une réponse aux besoins des paysans et en opposition à la politique du Président Salinas de Gortari. En ce sens, dans les zones contrôlées par les zapatistes, une nouvelle et forte impulsion a été donnée à la dynamique paysanne initiée avec la réforme agraire (Van der Haar, 2005). Mais cette impulsion a transcendé le territoire d'influence zapatiste, et ainsi, en comparant les recensements des ejidos de 1991 et 2007, le Chiapas apparaît comme l'état où se sont créés le plus de noyaux agraires (752), ce qui montre que les zapatistes ont positionné la question de la distribution agraire dans cet état (Núñez Rodríguez, Gómez Bonilla et Concheiro Bórquez, 2007 : 45). Le rejet catégorique de la réforme de l'article 27 de la Constitution, qui a rendu possible la privatisation des terres des ejidos et des communautés, s'explique par la signification de l'occupation des terres pour les peuples indigènes : un acte de réintégration et de justice historique qui revendique l'appartenance à un État-nation en tant que peuple (Vergara-Camus, 2011).

Le grand défi du néo-zapatisme a été l'autonomie indigène. C'est dans cette optique qu'ils ont essayé de renverser l'infériorisation ethnique en donnant plus de pouvoir à la population indigène. Cette demande ne figurait pas dans les propositions initiales de l'Union européenne. ezln. C'est précisément à la suite de cette rupture du dialogue de paix dans la cathédrale de San Cristóbal de las Casas que les zapatistes ont proposé de construire une alternative à partir du " Mexique profond " (González Ruiz, 2013). La revendication d'une identité indigène par le néo-zapatisme n'implique pas la négation de l'identité mexicaine ; en d'autres termes, il ne s'agit pas d'une stratégie d'auto-exclusion nationale. Il ne s'agit ni d'un repli communautaire, ni d'un nationalisme fermé, ni d'une revendication de la spécificité maya, s'identifiant à des indigènes mexicains revendiquant leur appartenance à la nation (Le Bot, 1997 ; González Casanova, 2001 ; Ceceña, 2004 ; Cerda García, 2011). L'objectif était de revendiquer la différence et sa reconnaissance afin qu'elle ne se transforme pas en inégalité et que l'identité indigène soit respectée. Il s'agit du droit d'être traité sur un pied d'égalité, ce qui remet en question l'indigénisme d'État (González Casanova, 1995 ; Le Bot, 1997 ; De la Rosa, 2006).

À cet égard, comme le souligne Martínez Espinoza (2007), il est important d'insister sur le fait que tant la Escargots tels que les conseils de bonne gouvernance (jbg), qui expriment la proposition institutionnelle d'autonomie, ont consisté à consolider la dynamique de subsistance. Selon cet auteur, cette consolidation a mis l'accent sur quatre aspects : rendre effectives les propositions des Accords de San Andrés ; promouvoir le développement économique, politique et culturel des communautés ; établir la démocratie selon le principe "commander en obéissant" ; et renforcer la résistance des communautés face au harcèlement quotidien et permanent. En effet, selon Martínez Espinoza (2007), le critère de résistance zapatiste est basé sur le rejet de l'aide gouvernementale afin d'éviter une nouvelle cooptation. Accepter ce type d'aide signifierait renoncer à la dignité (González Ruiz, 2013). Martínez Espinoza (2006 : graphique 4) a synthétisé ce processus en soulignant qu'il répond à une réforme institutionnelle insatisfaisante de la part de l'État mexicain et à son harcèlement permanent des communautés zapatistes. La réponse a consisté à les réorganiser, ainsi qu'à redéfinir les relations avec les acteurs externes. Cinq régions ont vu le jour, qui ont intégré les régions existantes marez (Municipalités autonomes rebelles zapatistes) et qui fixait quatre objectifs : l'autonomie, le développement, la démocratie participative et délibérative, et la résistance. Et l'institutionnalisation de ce processus a été, précisément, la création de Escargots et jbg.

Les réalisations du mouvement piquetero argentin sont à la fois matérielles et symboliques. Les premières sont liées aux aides reçues et négociées pour lever les blocages. Ils sont nés de la base face à des besoins pressants mais, en même temps, ils ont repositionné les gens, qui ont cessé d'être des bénéficiaires passifs de l'aide de l'État et sont devenus des sujets actifs grâce à leur action collective, gagnant le droit d'être bénéficiaires (Svampa et Pereyra, 2009). L'incapacité administrative du gouvernement central à gérer les aides et à mettre en œuvre les programmes correspondants a fait que les municipalités, ngoet les organisations piquetaires elles-mêmes, initialement ignorées, ont joué un rôle clé dans leur réalisation (Cross et Freytes Frey, 2007). Le contrôle de ces programmes s'est traduit par l'autonomisation des organisations piquetaires et les traditions organisationnelles ont servi de support, bien qu'elles aient été techniquement re-signifiées (Manzano, 2004, 2008).

Bien que cette aide ait été cruciale pour assurer la survie quotidienne dans le contexte de la crise profonde qui caractérisait l'Argentine de ces années-là, il y a eu des réalisations symboliques d'une grande importance. Tout d'abord, l'invisibilité que le chômage entraîne inévitablement a été surmontée, car les barrages routiers ont attiré l'attention des médias. Mais surtout, ils ont remis en question l'interprétation (néo)libérale du chômage en tant que problème individuel et en ont fait une question sociale qui ne pouvait être ignorée dans l'agenda public, et ont surmonté la sombre présence que le (néo)libéralisme lui avait imposée (Cross et Freytes Frey, 2007 ; Abal Medina, 2011 ; Torre, 2016). Deuxièmement, cette visibilisation a signifié la transition du chômage à l'action sociale collective, car les piqueteros ont acquis des compétences politiques (Fernández Álvarez et Manzano, 2007 ; Cross et Freytes Frey, 2007) ; en outre, il a été avancé que, parce que le piquet de grève représentait une action directe, une "identité insurgée" (Retamozo, 2006 : 160) s'est formée (Retamozo, 2006 : 160). En fait, ils ont maintenu le protagonisme politique parce qu'ils ont rappelé la dette pendante de la démocratie : l'exclusion (Muñoz, 2005). Enfin, la dignité a été récupérée et la stigmatisation impliquée par la catégorie des chômeurs a été surmontée (Svampa et Pereyra, 2004, 2009). En ce sens, le mouvement piquetero a souligné la nécessité de récupérer ce qu'il a appelé le "travail authentique", qu'il a défini non seulement comme un travail réel, mais aussi comme un travail digne ; en effet, la perte d'emploi a également été perçue comme une perte de dignité (Retamozo, 2007). Et, dans ce dernier sens, une conception de la vie est proposée dans un double sens : c'est un moyen de reproduction, mais c'est aussi une forme de différenciation par rapport aux "autres" (voleurs, mendiants, etc.). En d'autres termes, la dignité constitue un élément central de l'identité piquetero (Fernández Álvarez et Manzano, 2007).

En réfléchissant de manière plus générale sur cette quatrième réponse, le conflit n'est pas simplement posé en termes de privation, mais de causes qui la génèrent : le manque d'accès aux ressources productives clés et, dans les cas étudiés, spécifiquement à la terre. En ce sens, il dépasse la sphère de la marginalisation sociale, et ce type de réponse cherche à modifier l'asymétrie du champ de l'inégalité excédentaire, en l'occurrence celle qui se réfère à la monopolisation des opportunités d'accumulation. En d'autres termes, elle tente d'influencer les causes et pas seulement les effets, et lorsque cela est réalisé, la situation de marginalisation sociale peut être surmontée.

De même, en ce qui concerne l'inversion de la dé-citoyenneté, leurs propositions ne se limitent pas à la récupération de la citoyenneté, mais à l'approfondissement de la démocratie par des pratiques délibératives et participatives, au-delà de l'exercice périodique des élections et de l'octroi de la représentativité. Certaines réponses soulèvent même la question de l'autonomie. Il s'agit d'une question clé car elle implique qu'il est possible, à partir du monde de la marginalisation sociale et en opposition au reste de la société, de commencer à configurer de nouvelles relations sociales d'une nature alternative aux relations prédominantes. En d'autres termes, la récupération de l'utopie est proposée, et il semblerait que, dans le moment historique actuel, ce soit à partir des marges de la société que les propositions utopiques peuvent émerger, mais celles-ci sont confrontées à de grands défis si elles doivent transcender les territorialités confinées dans lesquelles elles germent.

Enfin, seule cette réponse collective s'est expressément opposée à l'invisibilisation du subalterne, en revendiquant la dignité du marginalisé. Nous avons là l'une des réponses les plus radicales à l'infériorisation et l'une des propositions de reconnaissance les plus nettes de l'histoire du capitalisme dans la région.

En d'autres termes, des quatre réponses, c'est sans doute celle qui pose le défi le plus radical pour surmonter la marginalisation sociale, car elle s'attaque directement aux causes qui la génèrent. Mais ses résultats sont conditionnés par l'asymétrie du conflit. C'est précisément parce qu'il remet en cause l'ordre dominant qu'il doit faire face à des acteurs puissants qui tentent de neutraliser ce type de mouvement social par l'isolement, la répression ou la cooptation.

Brèves réflexions finales

Si l'on se limite à la redistribution, comme le postulent les positions proches du (néo)libéralisme, on suppose que le conflit est centré sur le surplus capté par l'État, fondamentalement par le biais de la fiscalité, et que la lutte oppose les bénéficiaires (ménages et individus) des politiques sociales. En d'autres termes, les inégalités s'expriment par des disparités au sein des secteurs subalternes. Les politiques de réduction de la "pauvreté" illustrent bien ce phénomène. Des questions telles que le "ciblage" (sélection appropriée des bénéficiaires) ou le "ruissellement" (avantages de ces politiques pour ceux à qui ils ne sont pas dus) montrent la nature et l'ampleur du conflit. En d'autres termes, la politisation du social est très limitée. Mettre l'accent sur les questions fiscales, comme le propose Piketty, radicalise la politisation, mais pas suffisamment, car la lutte se limite à la confrontation entre les élites et l'État. Les deux points de vue sont nécessaires pour comprendre les inégalités et les conflits qu'elles entraînent, mais ils sont insuffisants.

Le fait de mettre l'accent sur les marchés de base, c'est-à-dire sur la distribution, implique que la lutte porte sur les conditions de production et d'appropriation des surplus et qu'il s'agit d'un conflit entre classes : entre le capital et le travail (conditions d'exploitation de la force de travail) et entre différents types de propriétaires (conditions de monopolisation des possibilités d'accumulation). Cependant, l'approche proposée ne limite pas la lutte aux classes sociales. Les individus peuvent avoir un impact, à condition qu'il y ait des processus d'individualisation avec un soutien solide des secteurs subalternes qui peuvent relativiser les inégalités de classe. Il importe également de savoir s'il existe ou non une constitution de paires catégorielles, car, dans le premier cas, elles peuvent être couplées (par le biais d'une ségrégation ou d'une discrimination primaire ou secondaire) à des dynamiques de classe, en les renforçant. En d'autres termes, les processus d'individualisation et de traitement des différences sont également abordés en termes de conflit.

Enfin, les réponses de certains secteurs subalternes évoqués dans la section précédente sont des expressions d'inégalités, car elles sont générées par la marginalisation sociale, bien que celle-ci ne soit pas leur seule cause. Elles sont également l'expression de la politisation du social, non seulement dans sa manifestation de conflit ouvert (violence et mouvements sociaux), mais aussi dans ses expressions cachées (migrations) et latentes (religiosités).

Par conséquent, l'ordre (néo)libéral a repolitisé le social d'une manière à la fois large et profonde. En d'autres termes, il existe une base solide pour le remettre en question en tant qu'ordre naturel et souhaitable. Cela nécessite un regard radical sur les inégalités.

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