Réception : 12 septembre 2022
Acceptation : 5 janvier 2023
L'essai intègre trois grands domaines de transformations qui ont bouleversé la scène contemporaine : la détérioration institutionnelle, la rupture du/des pacte(s) social(aux) et l'épuisement des écosystèmes biologiques et socio-politiques. Il s'agit de réfléchir aux impacts de ces transformations sur nos manières de penser et d'aborder le travail critique de production de connaissances sur le monde. L'essai met au centre de la discussion la question de l'imagination méthodologique, une expression avec laquelle il tente d'éclairer une frange souvent opaque du travail académique. Il aborde trois dimensions qui ont marqué le travail de Rossana Reguillo en tant que chercheuse et penseuse du contemporain, à travers lesquelles elle approfondit la compréhension de la production sociale de sens et la dynamique du pouvoir.
Mots clés : politique du regard, études socioculturelles, analyse socio-numérique, technopolitique, la violence
Essais sur l'abîme : politique du regard, violence, technopolitique
L'essai intègre trois grands domaines de transformations qui ont bouleversé la scène contemporaine : la détérioration institutionnelle, l'explosion du (des) pacte(s) social(aux) et l'épuisement des écosystèmes, tant biologiques que sociopolitiques. L'objectif est de penser les impacts de ces transformations sur nos mentalités et d'aborder le travail critique qu'implique la production de connaissances sur le monde. Cet essai met la question de l'imagination méthodologique au centre de la discussion pour tenter d'éclairer un domaine souvent opaque dans les travaux académiques. Trois dimensions qui ont marqué le travail de ros en tant que chercheur et penseur du monde moderne sont abordées, ce qui permet d'approfondir la compréhension de la production sociale de sens et de la dynamique du pouvoir.
Mots-clés : études socioculturelles, politique du regard, violence, technopolitique, analyse socio-numérique...
Un bon rapport archéologique n'indique pas seulement les couches dans lesquelles les objets ont été trouvés, mais surtout les couches qui ont dû être traversées au préalable.
Walter Benjamin
Au-delà des transformations intenses qui ont secoué la scène contemporaine et que je regroupe - à des fins analytiques - en trois grands domaines : la détérioration institutionnelle, l'explosion du (des) pacte(s) social(aux) et l'épuisement des écosystèmes biologiques et sociopolitiques, je souhaite réfléchir dans cet essai aux impacts que ces transformations ont eus sur nos manières de penser et d'aborder le travail critique dans la production de connaissances sur le monde. En d'autres termes, je souhaite mettre au centre de la discussion la question de l'imagination méthodologique, une expression avec laquelle je tente d'éclairer une frange souvent opaque du travail académique qui - me semble-t-il - reste liée à un ensemble de canons, de procédures et de modes qui se heurtent aujourd'hui à une réalité qui n'est en rien celle qui a vu l'émergence de l'ethnographie ou de l'observation participante, comme de l'entretien ou de l'enquête, pour citer quelques méthodes qui ont été centrales dans le développement des sciences sociales.
À partir de cette question, je cherche à développer trois dimensions qui ont marqué mon travail de chercheur et de penseur du contemporain : l'analyse des images et des régimes de visibilité ; la violence et l'atroce ; et l'analyse des réseaux à travers de grands volumes de données. Ces trois dimensions sont étroitement liées à mon souci d'approfondir ma compréhension de la production sociale du sens et de la dynamique du pouvoir.
Dans le recueil d'essais Fragmented Horizons. El desorden global y sus figuras, que j'ai écrit en 2005, je m'intéressais entre autres à la question du regard et de ses technologies, ce regard qui cherche à démêler, à comprendre, à produire de la connaissance. Ma préoccupation était et reste centrée sur ce que j'appellerai les "régimes de visibilité", que je comprends comme des constructions socio-historiques complexes qui s'articulent dans les points suivants :
a) Des formations historiques particulières, par exemple : Ouest/Est ; Europe/Amérique latine ; Modernité/Modernité tardive ; Centre/Périphérie. Cela signifie que l'in-visibilité est toujours située.
b) Les institutions socialisantes et intermédiaires qui la façonnent et la modulent : la famille, l'école, les églises, les médias, les industries culturelles. On apprend à voir et cette action a des répercussions culturelles et sociopolitiques.
c) Les logiques du pouvoir politique qui se transforment en pouvoir cognitif. Ceux qui déterminent ce qui est visible et invisible façonnent ce qui est connaissable et énonçable dans le monde.
À l'époque, je me suis interrogé sur les technologies du regard et leur relation avec ce que j'ai appelé les sciences de la proximité ou de la distance, associées à "regarder et comprendre le lointain" et "regarder et comprendre le proche", une piste que j'ai suivie à travers les inventions du télescope et, peu de temps après, du microscope. Mais cette question s'est progressivement transformée en une méta-réflexion fondamentalement liée aux querelles sur la représentation de la réalité. Les manières de regarder, historiquement produites et jamais neutres, m'intéressaient dans la mesure où elles me permettaient d'aborder le champ des luttes sociales et culturelles pour la définition légitime du réel.
Dans le documentaire intitulé Une fille comme moi,1 plusieurs jeunes filles afro-américaines racontent leur perception d'elles-mêmes, la manière dont elles vivent leur identité racialisée, leur malaise par rapport à leurs cheveux, leur peau, etc. Le documentaire revient sur l'expérience menée par le Dr Kenneth Clark dans les années 1950 appelée "le test de la poupée", qui consiste à montrer à des enfants afro-américains (un par un) deux poupées, une blanche et une noire, et à leur poser plusieurs questions : "Dis-moi quelle poupée tu préfères", "dis-moi laquelle est la plus jolie", "dis-moi laquelle est la plus laide". Le test est terrible car les enfants ont tendance à choisir la poupée blanche comme la plus belle et la poupée noire comme la plus laide. La partie la plus dramatique du test est que, dans la dernière partie, on leur demande : "Dis-moi à qui tu ressembles" et ils choisissent la poupée noire qui a été précédemment décrite comme laide et mauvaise.
C'est à partir de ce documentaire et d'autres exercices que s'est développé mon intérêt pour les formes du regard, que j'appellerai "politiques du regard". Par politique du regard, j'entends l'ensemble des tactiques et des stratégies qui, au quotidien, gèrent le regard, ce qui produit des effets sur la manière dont nous percevons et sommes perçus, ce qui ferme et ouvre d'autres voies, ce qui réduit ou restaure la complexité. Des politiques du quotidien que l'on "ne voit pas" parce qu'à travers elles, on voit.
Je m'intéresse à trois aspects de ces politiques. Premièrement, comprendre comment le regard construit des représentations assumées comme des "ordres naturels", des "doxas" comme les appelle Pierre Bourdieu (2002), ces vérités qui n'admettent aucune réfutation ou remise en cause. Ensuite, comment se produisent les processus de masquage, d'invisibilité qui tendent à domestiquer une réalité trop réelle, le mot d'ordre n'étant pas seulement de ne pas montrer, mais de ne pas regarder, de fermer les yeux. Enfin, le processus d'esthétisation et de vidage de ce qui est regardé pour le séparer de son contexte et de son sens. Pasteuriser l'image pour la mettre de côté ou, pour paraphraser Roland Barthes (1964), consommer l'image esthétiquement et non politiquement. C'est le regard politique qui m'intéresse.
Les manières de regarder la violence, par exemple, comment regarder les images de l'atroce, ce que quelqu'un qui regarde un corps démembré intuitionne qu'il y a une scène de torture antérieure. En ce sens, je m'intéresse à certaines images, scènes limites, qui perturbent le quotidien, dans la mesure où elles produisent ce que Georges Didi-Huberman (2016 : 32) appelle un " savoir sensible " ; il s'agit de l'entrée de ce qui est regardé dans une dimension émotionnelle qui choque et transforme. Ainsi, le regard est un espace de tension permanente, de lutte constante entre ce qui entre comme connaissance sensible et ce qui est bloqué comme vidange.
Barthes (1964 : 44) dit que " dans chaque société, diverses techniques sont élaborées pour fixer la chaîne flottante des significations, afin de lutter contre la terreur des signes incertains : le message linguistique est l'une de ces techniques. Au niveau du message littéral, le mot répond plus ou moins directement, plus ou moins partiellement, à la question : qu'est-ce que c'est ? Barthes ajoute, dans une phrase aussi lucide que percutante, qu'"au niveau du message, le message linguistique guide non pas l'identification mais l'interprétation, il constitue une sorte de pince qui empêche les sens connotés de proliférer vers des régions trop individuelles (c'est-à-dire qu'il limite le pouvoir projectif de l'image) ou vers des valeurs dysphoriques".
À partir de ces deux citations, je souhaite mettre en évidence au moins deux idées centrales à discuter. D'une part, ce que Michel Foucault (2009) a développé en profondeur et qui fait allusion au pouvoir obsessionnel de contrôle et de surveillance qui cherche à soumettre l'irruptif, l'anomalie, l'incertain, le surplus de sens à travers différentes techniques ou dispositifs, dont le but - en gros - est de s'attaquer à l'incertitude et de fixer les limites précises de l'exercice du pouvoir. D'autre part, Barthes nous alerte sur les artifices du message linguistique (lettré) comme dispositif de contrôle de l'image, cette "pince" qui obture la machine interprétative, à travers des procédures de normalisation sociale et, surtout, à travers le contrôle des émotions. Il semblerait donc que l'image soit intrinsèquement porteuse d'une "intensité émotionnelle" qui doit être maîtrisée par les ressources de la modernité : la raison lettrée et l'endiguement cartésien des passions.
Avec ces deux idées à l'esprit, je me tourne maintenant vers deux exercices empiriques d'analyse d'images que j'ai développés en 2007 parce que je crois que, malgré la distance dans le temps, ils sont des exemples puissants de la capacité de perturbation de certaines images.
Début 2004, la chaîne cbs a présenté une série de photographies et de vidéos montrant le traitement réservé aux prisonniers irakiens dans l'ancien centre de détention de Saddam Hussein, rebaptisé "Camp Redemption" par le gouvernement américain. Les photos étaient brutales et l'indignation internationale n'a pas tardé à se manifester.
Dix-sept soldats ont été impliqués dans les cas de torture ; parmi eux, Lynndie England, Sabrina Harmon, Charles Graner et Ivan Chip Frederick, ce dernier étant le sergent responsable de la prison, se distinguent par leur porno-sadisme particulier.
La principale information que nous donnent ces documents photographiques est précisément celle de leur effet le plus écrasant, celui de la complicité de l'œil qui regarde et de l'absence de causalité ou, mieux, d'une causalité grotesque parce qu'absurde : les corps torturés sont à la merci du tortionnaire, et celui-ci s'avère être la nièce de quelqu'un, la fille de quelqu'un, le mari de l'un de " nous ". En d'autres termes, le statut de la visibilité propose un pacte de lecture : tous les présents, même les lecteurs de journaux ou les téléspectateurs, sont impliqués dans la scène et il n'est possible d'y résister qu'en transformant le corps torturé en anomalie, en suspendant toute possibilité de conférer de l'humanité au corps soumis.
Sur cette photographie, le soldat Sabrina Harmon, l'une des nombreuses personnes impliquées dans cette torture, traîne un prisonnier nu par le cou au moyen d'une laisse, comme s'il s'agissait d'un chien. Les draps et les chiffons sur les barreaux des cellules indiquent qu'elles sont occupées, il est donc surprenant qu'elles soient également ouvertes. La faible tension de la corde et le regard indifférent de la femme montrent que le prisonnier est docile, qu'il ne résiste pas aux manœuvres de sa "maîtresse" ; en d'autres termes, l'information que nous donne la photo est qu'il n'y a pas de force "brute", et pourtant le bras du prisonnier révèle un petit geste dans lequel il exerce une force pour maintenir sa tête afin qu'elle n'atteigne pas le sol. La lumière artificielle ne permet pas de savoir s'il fait jour ou nuit, tandis que les papiers et les déchets éparpillés sur le sol complètent le cadre.
Selon Roland Barthes, on pourrait dire que dans cette photographie il y a un punctum ; c'est-à-dire que ce "hasard de la photo qui perfore" est "un détail, un objet partiel qui attire mon regard, le détail apparaît dans le champ du photographié comme un supplément inévitable" (Barthes, 1989 : 79). Il ne le fait pas pour refléter l'art du photographe, mais pour montrer qu'il est là et que c'est en cela que consiste sa vision, ce qui l'amène à prendre l'objet total, sans pouvoir séparer cet objet partiel (punctum) de la scène. Le punctum dans cette photographie est ce geste du bras, cette grimace minimale d'humanité, ce clin d'œil presque imperceptible de résistance que l'"art" du photographe ne peut isoler, et qui devient à son tour une "information" inconfortable. Malgré la scénographie et le calme apparent des sujets photographiés, le bras du prisonnier suggère qu'il existe une ligne de fuite : la domination n'est pas totale et cela réintroduit le sujet dominé dans la relation de domination. En d'autres termes, l'anomalie n'est pas totalement établie car le sujet fait appel, par un geste minimal, à son humanité.
En mars 2007, le pays a été secoué par la nouvelle que Doña Ernestina Asencio, une vieille femme indigène de Zongolica, Veracruz, avait été brutalement violée par des militaires stationnés dans la ville. Il a d'abord été rapporté que Doña Ernestina avait été brutalement violée par des soldats stationnés dans cette zone rurale critique de Veracruz. Les autorités locales ont attesté de l'acte et ont effectué une autopsie qui a indiqué qu'Ernestina avait été violée et que sa mort était due à des traumatismes multiples, ce qui a donné lieu à une "enquête" intense parmi les autorités fédérales, dans laquelle le rôle joué par la Commission nationale des droits de l'homme (cndh). Mais le désormais ex-président Calderón a déclaré qu'il n'y avait pas eu de viol et que Doña Ernestina, âgée de 73 ans, était décédée d'une "gastrite chronique et d'une anémie aiguë causée par une hémorragie digestive", ajoutant qu'"il n'y a aucune trace de viol par l'armée".
La photographie qui a été largement diffusée dans les médias à l'époque est choquante :2 il se compose d'une table médico-légale et d'une table de travail. gros plan Le visage d'Ernestina et une bouteille de coca pour recueillir le filet de sang rouge qui s'échappe de son crâne. Déshumanisation de la personne, appropriation terrible du corps brisé et inerte. Il s'agit sans aucun doute d'une photo qui a fuité et qui est rapidement devenue le centre de la dispute dans ce que j'appelle la "guerre des nécropsies", celle effectuée par les experts locaux et celle effectuée plus tard par les spécialistes fédéraux et le personnel de l'Institut de recherche sur les maladies infectieuses de l'Union européenne (IRU). cndh. Les rapports "techniques" sont tellement différents que la raison scientifique est mise en cause, car il y a deux discours équivalents qui s'affrontent clairement : les uns voient une gastrite, les autres "présence de sécrétion blanchâtre dans le vagin" ; les uns voient une anémie due à une hémorragie, les autres diagnostiquent "région anale avec érythème, écorchures et déchirures récentes, sang frais". Nous sommes donc confrontés à un grave dilemme : l'un ou l'autre est absolument inefficace ou menteur. Et la question se pose de savoir comment un corps inerte est capable de répondre de manière aussi contradictoire aux questions que lui pose la "science médico-légale". Avec des rapports aussi contradictoires, il n'est pas étonnant que "l'opinion publique soit divisée" et qu'une fois de plus, le corps devienne un motif de dispute et d'affrontement politique et que la victime soit figée dans cette image terrible qui la fige et rend invisible sa condition humaine. Le corps photographié, étudié, mesuré, sectionné, pesé, observé, devient dans ce cas porteur d'indices. Dans le corps brisé se vérifie la dispute politique pour établir l'indice crédible, légitimé, confortable. L'enjeu de ce cas et de l'image qui le représente est que le corps reste lié à la "vérité" politique que le souverain établit pour préserver son propre corps.
Il me semble que les exemples présentés permettent d'affirmer avec Diego Lizarazo que "La photographie possède ainsi un principe de structuration des événements. Cette mise en scène a pour but d'encadrer l'interprétation du regard de ceux qui voient la photo et de ceux qui la produisent". Les corps torturés d'Abu Ghraib et le corps inerte d'Ernestina deviennent des "vies qui ne comptent pas", des vies laissées pour compte, des vies dont on ne peut faire le deuil, des opérations de signification par lesquelles le pouvoir jette ces corps dans le vide interprétatif ou, mieux, les met au travail dans un registre interprétatif ancré dans la normalisation de la violence exercée ; ces corps comme surface d'inscription de l'anomalie qui justifierait ou expliquerait ce qui leur arrive.
Je termine cette section, mais je reviendrai sur le corps brisé dans la troisième partie de cet essai, dans laquelle je traiterai de l'étude des réseaux, de l'exploration des données et de la visualisation des données.
En 2009, l'artiste Teresa Margolles et le commissaire Cuauhtémoc Medina ont présenté au pavillon mexicain de la Biennale de Venise l'œuvre De quoi d'autre pourrions-nous parler ?qui consistait en une série de pièces montrant l'atrocité de la violence dans notre pays : des morceaux de tissu avec le sang des victimes d'exécutions que l'artiste a récupérés dans les morgues, des couvertures dans lesquelles les corps ont été livrés, des sols qui ont été nettoyés avec des fluides. Des pièces et des activations qui ont mis les spectateurs en contact brutal avec les effets (réels) de la violence liée au trafic de drogue.
De cette série, je m'intéresse à ce que Margolles appelait la "Tarjeta para picar cocaína", qui consistait à distribuer ces cartes en plastique dur -comme une carte bancaire-, dont l'une des faces montrait le corps d'une personne assassinée. Une image repoussante, mais aussi récursive dans le sens où elle oblige le public à prendre conscience de sa possible participation à l'économie du sang.
Pour rendre compte de la confrontation avec l'atroce à laquelle Margolles nous convoque avec cette pièce, je voudrais me référer à cette citation d'Adorno : "A une époque d'horreurs incompréhensibles, seul l'art peut peut-être donner satisfaction à la phrase de Hegel que Brecht a choisie comme devise : la vérité est concrète" (1984 : 33) ; la vérité est brutale et le travail de Margolles et d'autres artistes a été déterminant pour faire parler l'atroce dans un registre qui n'est pas celui de la spectacularisation ou de la banalisation.
Je voudrais paraphraser ici le titre du livre extraordinaire d'Enrique Díaz Álvarez (La palabra que aparece, 2021) : la vérité qui apparaît dans cette pièce de Margolles déploie toute sa puissance, celle des effets de la violence liée au trafic de drogue " submerge, se rappelle, persiste ", dira l'auteur à propos du mot.
La question qui se pose est de savoir si cet élément de preuve peut opérer une transformation de l'image de marque de l'Union européenne. le sensorium, cette sensibilité techno-sociale qui a intéressé Walter Benjamin à étudier la relation entre la technique et l'esthétique. C'est-à-dire si la pièce-témoin peut produire une réflexivité sur ce que les pouvoirs gouvernementaux taisent ou rendent invisible et sur ce que les pouvoirs médiatiques réduisent à des statistiques.
Après de nombreuses années de recherche sur la violence et ce que j'appelle dans mon travail les "contre-machines" (Reguillo, 2011), je peux affirmer que l'art et la culture sont des éléments essentiels de la société. performance sont capables de pénétrer des domaines d'expérience auxquels les approches journalistiques ou académiques traditionnelles n'ont pas accès. Je pense à la performance par Violeta Luna Requiem pour une terre perdue3 et l'impact profond qu'il a eu sur ceux d'entre nous qui ont perdu leur condition de spectateurs pour devenir les témoins de sa puissante revendication pour les morts de la violence dans ce pays. Accompagné du poème de María Rivera, lu par la poétesse elle-même,4 les performance-Le rituel est la voix d'une revendication, d'un deuil, d'un désespoir. Il active de manière brutale la douleur et l'angoisse face à la déchirure qu'est devenu le Mexique.
Luna apparaît sur scène, au ras du sol, entourée de ceux d'entre nous qui seront ses témoins. Vêtue de noir, les cheveux attachés et portant un sac sur lequel est écrit "Mexique 2010", elle sort progressivement les objets qu'il contient : d'abord des gants, des bouteilles blanches avec les armoiries du Mexique, opaques, dont on ne peut deviner le contenu. Un jeu de petites photos de visages, une tunique blanche, des cartes avec des chiffres. La solennité avec laquelle il se prépare, chaque petit détail dans lequel tout son corps s'active, est impressionnante. D'abord, elle revêt la robe blanche et se peint les bras en blanc, puis elle laisse tomber ses cheveux et commence à les brosser lentement. Ses cheveux étalés sur le sol deviennent la terre qui abrite les morts, elle place les photographies, faisant de la mort un tissu articulé par la douleur, par l'impuissance, par la rage. Et dans ce moment tellurique, se produit ce que Didi-Huberman appelle la " connaissance sensible " (2016 : 32) ; c'est l'entrée de ce qui est regardé dans une dimension émotionnelle qui choque et transforme. Luna vide deux bouteilles de liquide rouge sang sur ses cheveux emmêlés par les photographies. À ce moment-là, les spectateurs, devenus témoins, éclatent en émotions diverses : pleurs, murmures, visages désarticulés. Comme le dirait Néstor García Canclini, "l'art laisse en suspens ce qu'il dit" (2010). Une condition de suspicion est établie, la réalité de la guerre renferme une profonde souffrance.
Outre l'art, la chronique, le journalisme d'investigation et le travail documentaire sont également capables de produire des connaissances sensibles. L'urgence d'autres cartographies qui nous permettent de cartographier la géographie de nos peurs, capables de produire d'autres langages, d'autres récits. Des grammaires de l'atroce qui, à l'instar des cartes médiévales sur lesquelles on dessinait des démons, des anges, des cathédrales, de cet imaginaire baroque qui faisait de la carte un lieu de représentation symbolique, peuvent aujourd'hui nous permettre non seulement de documenter la tragédie et la catastrophe, mais aussi de devenir des boussoles pour trouver des alternatives.
Les accélérations technologiques que nous avons connues ces dernières années à un rythme effréné et sans répit5 ont redéfini pratiquement toutes les dimensions de la vie sociale, de la connaissance scientifique à la vie quotidienne. L'information, la connaissance, la communication, les processus d'enseignement et d'apprentissage dans le contexte d'un monde de vie de plus en plus connecté et la multiplication exponentielle des données sur le monde, la région, la localité, n'ont pas résolu les énormes problèmes auxquels la société est confrontée, mais ils ont créé de nouvelles conditions de possibilité pour le faire.
Aujourd'hui, l'évolution des sciences informatiques, l'hybridation continue entre les sciences des réseaux, le data mining, les théories de la communication et les sciences sociales et humaines, construisent des connexions fertiles et prometteuses qui montrent leur visage le plus clair dans la prolifération des laboratoires universitaires et citoyens, dans lesquels se mêlent la curiosité, le jeu, la passion et les savoirs nés de l'action -avec les autres-. La culture du diy (Do it yourself (faites-le vous-même), l'éthique hacker (mettre à la disposition de tous), la p2p production (peer topeer, réseau peer-to-peer) se renforce. La connaissance est de plus en plus produite en réseau, dans la combinaison de connaissances provenant de différents domaines, de projets de recherche et de diffusion basés sur des formes d'expérimentation et d'apprentissage collaboratif par le biais de différents outils technologiques.
L'émergence des réseaux sociaux a été fondamentale pour la reconfiguration de l'internet et des modes de socialité. Entre 2007 et 2009, MySpace, Facebook, Twitter sont apparus, révolutionnant ce que nous entendons aujourd'hui par espace public, ce que nous entendons par interaction, ce que nous entendons par communication et, surtout - dans mon cas - la manière dont nous abordons les différentes façons de produire de la connaissance.
En 2016, Signa_Lab, le laboratoire d'innovation technologique et d'études interdisciplinaires appliquées de l'Institut de recherche et de développement de l'Union européenne, a été créé. iteso, a commencé ses activités en s'appuyant sur trois champs de connaissances : la cybernétique, la théorie de l'acteur-réseau et la technopolitique. Ces domaines guident le travail du laboratoire sur la relation entre la technologie, l'innovation et l'espace public.
Nous savons que dans une société de plus en plus connectée, avec une multiplication exponentielle des données sur le monde, la région, la localité, la technologie et la dynamique numérique n'ont pas résolu les énormes problèmes auxquels la société est confrontée, mais elles ont créé de nouvelles conditions de possibilité pour le faire.
Bruno Latour, l'un des sociologues les plus éminents de la science contemporaine, a proposé dans les années 1980, avec des auteurs tels que John Law et Michel Callon, la "théorie de l'acteur-réseau" ou tar (ant) qui, d'une manière générale, propose que le "social" soit constitué d'ensembles temporaires d'assemblages d'agents/outils/animaux qui seront reconfigurés, à la fois par des facteurs internes et externes. Le tar est proposé comme méthodologie de recherche qui considère des "ensembles d'associations" qui sont constamment réarticulés par des éléments contraignants. Ces ensembles peuvent être des nations, des groupes, des partis, des collectifs, des mouvements qui, selon la tar, sont en eux-mêmes des énoncés vides qui n'expliquent pas les éléments qui les configurent ou les modifient.
Pour Latour et les praticiens du tar, la recherche échoue lorsque ces associations sont considérées comme des entités fermées. Ce qui est recherché à travers cette approche, c'est de produire des explications, c'est-à-dire d'investiguer les relations multiples qu'un "ensemble d'associations" tisse avec d'autres éléments avec lesquels il interagit. Ainsi, la recherche de nature processuelle laisse des traces de tous ces mouvements pour comprendre le fonctionnement d'un réseau. C'est dans cette logique que nous analysons actuellement la conversation dans les réseaux sociaux.
Latour donne comme exemple de ce type d'analyse son analyse d'un groupe de pêcheurs d'huîtres, qui cherche à démontrer que pour comprendre ce "tout social", il est nécessaire de comprendre sa relation avec l'huître, car celle-ci a indubitablement des répercussions sur le comportement et la pratique des pêcheurs. Il est essentiel de comprendre que les outils qu'ils utilisent pour pêcher sont à leur tour le produit d'un autre amalgame de réseaux qui les ont produits (entreprises, distributeurs, etc.). C'est ainsi qu'émergent des réseaux de relations plates dans lesquels le groupe social "pêcheurs" sera lié aux ostréiculteurs, aux constructeurs de bateaux, aux tisseurs de filets de pêche, aux vendeurs sur les marchés, etc., ce qui ouvre beaucoup plus de possibilités d'influence et d'explication de ce qui était autrement considéré comme un groupe social fermé (Latour, 2008).
L'impact de tar dans le domaine des sciences sociales, des sciences humaines et des théories de la complexité a été décisif dans le passage d'approches partielles, autonomes et finies à une pensée ouverte et nécessairement relationnelle. Dans son ouvrage Reassembling the Social : An Introduction to Actor-Network Theory (2008), Latour montre clairement que ce que nous appelons "le social" est loin d'être une "chose homogène" ; pour l'auteur, le défi consiste à réassembler des éléments hétérogènes afin de faire face à "la face déconcertante du social".
Un nouveau vaccin est commercialisé, un nouvel emploi est proposé, un nouveau mouvement politique est créé, un nouveau système planétaire est découvert, une nouvelle loi est votée, une nouvelle catastrophe se produit. Dans chaque cas, nous devons réarranger nos conceptions de ce qui a été associé parce que la définition précédente est devenue dans une certaine mesure non pertinente (Latour, 2008 : 19).
En d'autres termes, la substance de ces idées consiste à supposer que l'hétérogénéité d'éléments supposés non pertinents (des personnes postant des photos de leur visage, des personnes exprimant leur solidarité avec le peuple et les femmes afghans, des personnes arborant le drapeau afghan) est précisément l'objet de la recherche : l'analyse des relations entre des éléments : la démocratie, le féminisme, l'éducation, l'apprentissage, les droits de l'homme, la justice, la communication, la culture, la ville, les technologies, le public, qui représentent, dans cette perspective, des relations qui doivent être réassemblées afin de produire une connaissance située. Selon Latour, la tâche du scientifique n'est pas d'imposer " un ordre, d'apprendre aux acteurs ce qu'ils sont ou d'ajouter de la réflexivité à leur pratique aveugle " (2008 : 28). Au contraire, il s'agit de suivre les acteurs (actants pour le tar), d'être attentif aux innovations et surtout aux connexions dans une phase historique d'accélérations diverses.
Gabriel Tarde, un précurseur très important de la tar ou sociologie alternative, a souligné que l'erreur d'Émile Durkheim avait été de remplacer la compréhension du lien social par un projet politique visant à l'ingénierie sociale (Vallejos, 2012). Paraphrasant Latour sur ce débat, il est important de souligner pour les besoins de ce projet que, pour Tarde, il n'y avait pas besoin de séparer " le social " d'autres associations telles que les organismes biologiques, ni de rompre avec la philosophie ou même la métaphysique. Le social, non pas comme un "domaine spécial de la réalité, mais comme un principe de connexions".
Dans le travail, à partir de millions d'images et de emojis, nous nous posons la question suivante : de quelle couleur est une tragédie ? Quels sont les emojis qui accompagnent une idée, un sentiment ? La tragédie a-t-elle des visages ou s'agit-il de plans inanimés ? Le numérique n'est pas un domaine particulier de la réalité, mais un façonneur dans la production sociale du sens : le numérique comme espace, comme objet, comme pratique.
Je souhaite mettre en évidence le changement de narration entre les premiers moments de la catastrophe, où le emoji L'appel à la prière a été le plus souvent tweeté, tandis qu'une fois le groupe #Verified19S activé, l'appel à l'action a été déterminant. L'appel à l'action a été déterminant. émojis nous permettent de saisir les tonalités affectives des conversations numériques.
Manuel Castells a anticipé ce phénomène à la fin du siècle dernier, en soulignant l'émergence croissante de ce qu'il appelle " l'autocommunication de masse " (Castells, 2009), c'est-à-dire le passage du " one-to-many " des médias et formes de communication traditionnels au " broadcast yourself ", qui a fait du Web 2.0 et la prolifération de réseaux, de plateformes et d'applications qui favorisent la démocratisation de l'espace public en déstabilisant les lieux d'énonciation légitimes et en modifiant les règles de production de contenu et de circulation de la communication.
Le terme Web 2.0 peut être utilisé pour comprendre la possibilité offerte par les nouveaux services Internet qui permettent la participation active de leurs utilisateurs, qui passent du statut de simples consommateurs à celui de producteurs de contenus qui peuvent être mélangés entre eux. Selon Tim O'Reilly, les plateformes Web 2.0 permettent de "construire un réseau à partir de l'architecture de la participation" (O'Reilly, 2007). En ce sens, les différentes formes d'organisation par le biais d'Internet se multiplient et se répandent, générant de nouvelles typologies, techniques, politiques et, surtout, de nouvelles formes de participation citoyenne.
Dans le livre collectif Technopolitique, internet et r-évolutions. Sur la centralité des réseaux numériques dans #15m (2012), huit activistes-intellectuels du mouvement connu sous le nom de #15m (15 mai, date de l'occupation de la Plaza Sol à Madrid) ou "los indignados" (les indignés) proposent la définition suivante de la "technopolitique" :
La réappropriation multiforme des réseaux sociaux d'entreprise et l'invention de nouveaux outils libres, ainsi que les stratégies hacktivistes à grande échelle à des fins de communication organisationnelle et politique virale, ont ouvert un nouveau champ d'expérimentation socio-technique. C'est le domaine de ce que nous appelons la "technopolitique". La technopolitique comme capacité collective à s'approprier les outils numériques pour l'action collective (Alcazan et al., 2012 : 8).
Ainsi, l'un des principes directeurs du travail de Signa_Lab est d'analyser et de rendre visible "l'appropriation sociale de la technologie et de ses dispositifs". Face aux opérations de manipulation et de désinformation sur les réseaux, nous soutenons que la technopolitique opère comme un outil de transformation radicale des cultures politiques, de l'apprentissage, des formes organisationnelles, de la communication, qui rompt avec le schéma expéditeur-message-récepteur, pour devenir une carte complexe de multitudes connectées et en interaction constante. Une interaction dans laquelle les sujets deviennent des producteurs de contenu, des critiques de l'information, ce qui favorise la connectivité et la construction d'un imaginaire collectif sur les aspects de la réalité qui sont perçus par les sujets comme des problèmes du "commun", ce qui nous convoque, nous inquiète, nous défie à la fois sur le plan cognitif et émotionnel.
J'en veux pour preuve deux cas emblématiques de forte densité et de viralisation, le mouvement #YoSoy132 et le mouvement autour des événements de #Ayotzinapa :
La technopolitique est l'épine dorsale de l'enquête sur les manières (multiples et complexes) dont les sujets, les citoyens, les jeunes et les adultes, les étudiants et les enseignants, les spécialistes et les gens ordinaires, interagissent aujourd'hui dans l'espace-réseau pour rendre visible, discuter, apprendre, créer, intervenir dans l'espace public par le biais de ces technologies de connexion.
La question fondamentale est qu'aujourd'hui les gens ont (de manière différentielle et inégale) de nouvelles possibilités de s'impliquer, de participer, de construire des espaces de discussion et de contraste par rapport aux périodes précédentes, dans lesquelles l'information, la possibilité d'énoncer, d'affirmer leur "point de vue" étaient sous le monopole des gardiens et des administrateurs de la sphère publique.
En ce sens, avec l'irruption d'internet, la participation, en tant que mécanisme de connexion, n'est plus localisée et ancrée dans un espace réglementé, les possibilités de participation s'étendent, passant d'un système monocouche à un système multicouche au sein duquel " l'information, l'attention et l'affection sont concentrées et canalisées grâce à de multiples dispositifs et couches de communication, qui sont entrelacés les uns avec les autres " (Toret et al., 2013 : 136). Ces relations font que le territoire physique devient un point de référence et que les connexions numériques, ainsi que leurs dispositifs, deviennent des points d'entrée dans un espace global.
Aujourd'hui, grâce à ce que l'on appelle la science des réseaux (Barabási, 2012), les big data (Magoulas et Lorica, 2009), les épistémologies du web (Rogers, 2004), les développements accélérés impliquant différentes disciplines, ont augmenté les questions et les possibilités de générer des connaissances situées, ouvertes et reproductibles. De ce point de vue, la technopolitique est une approche, une manière d'aborder, une stratégie et une méthodologie pour produire des connaissances, des expérimentations et des interventions sur des aspects sensibles et clés de la réalité.
Je reviens ici sur l'analyse que nous avons réalisée en laboratoire du terrible féminicide d'Ingrid Escamilla, que nous avons intitulée, pour ce que j'expliquerai plus tard, "Ingrid Escamilla : éteindre l'horreur". Ingrid avait 25 ans, et le 9 février 2020, lorsque son compagnon l'a brutalement assassinée à Mexico, des photographies de son corps écorché ont été divulguées et ont commencé à circuler largement.
En suivant l'affaire (en temps réel), nous avons pu constater, grâce à la première analyse de réseau, qu'il existait deux récits concurrents : l'un qui se battait pour rendre sa dignité à Ingrid et qualifier son cas de féminicide, et l'autre qui se moquait de sa mort et la transformait en spectacle : "féminicide" contre "photos" nous ont alerté sur ce qui se passait avec le second récit. D'innombrables récits ont fait référence aux photographies du corps brisé d'Ingrid et ont cherché des liens pour les visionner. L'horreur.
Tout au long de la matinée du 12 février, nous avons pu recueillir des preuves numériques empiriques de l'intérêt morbide et cruel porté à cette affaire spécifique.
J'aimerais montrer ci-dessous une visualisation obtenue grâce à Google Trends, un outil qui vous permet de voir, de mesurer et d'analyser ce que les gens "recherchent" sur l'internet via Google, ainsi que le volume de ces recherches avec différents paramètres de géolocalisation. Cet outil montre également l'ensemble des mots et des sites web les plus utilisés lors d'une recherche spécifique. Le résultat ne pourrait être plus éloquent pour documenter la manière dont la violence a colonisé une grande partie de l'imaginaire au Mexique.
Durant les dernières heures du 11 février et les premières heures du 12 février, alors que la discussion atteignait son apogée sur les réseaux, le regard prédominant autour du féminicide de #Ingrid était ancré aux grammaires de l'horreur, que j'entends comme des formats de consommation de l'information hérités de " stratégies médiatiques qui tendent à atténuer la sensibilité face à la barbarie ", et qui poussent médias et publics à s'interroger sur les modalités de " construction de la victime " (Reguillo, 2012). Dans ce cas précis : la recherche d'images du corps d'Ingrid. Les photographies divulguées par les autorités de Mexico elles-mêmes, l'exacerbation de la brutalité du féminicide en tant qu'axe narratif dans les mots qui lui sont associés, la recherche d'images et de vidéos de l'événement sur des sites dédiés au genre gore et certains des mots les plus utilisés par les médias dans la couverture (images, fuites) en sont des exemples.
Compte tenu du fort impact qu'a eu sur nous la prise de conscience de ce qui se passait sur les réseaux, nous avons pris la décision collective de demander à Mónica Vargas, alors artiste et conservatrice des contenus visuels du laboratoire, de créer une illustration avec le visage d'Ingrid pour accompagner le rapport que nous étions en train de préparer.
Cette "idée" n'était pas exclusivement la nôtre : l'intelligence collective et surtout celle d'une communauté d'affection numérique/présentielle de longue date, qui a cherché à inverser la terrible histoire de notre violence, a réussi à poster et à viraliser - en quelques heures - des milliers d'images de paysages naturels, de couchers de soleil, de faune vivante, entre autres, avec des tweets qui faisaient appel à #IngridEscamilla. L'horreur a été éteinte par la luminosité, en peu de temps, chaque fois que #fotosIngridEscamilla était recherchée, des milliers d'images belles et aimantes apparaissaient.
Résistance collective à la colonisation de l'horreur :
La pandémie de covid-19 a incontestablement marqué un avant et un après dans la manière de faire du travail académique, car elle a non seulement affecté ce que nous appelons le travail sur le terrain, mais aussi la manière dont la continuité de l'école, de l'université et des réseaux académiques a dû être résolue, parfois de manière très précaire.
Du 25 mars au 1er avril 2020, l'application Zoom a enregistré 1,4 million de téléchargements au Brésil et 745 700 téléchargements au Mexique. Il s'agit de la deuxième application application la plus téléchargée après TikTok. Selon Apptopia, parmi les dix premiers applications médias les plus téléchargés (ios et Android) dans le monde en 2020 sont Zoom en deuxième position, Google Meet en cinquième et Microsoft Teams en sixième. Ces chiffres sont un pâle indicateur des transformations induites par l'enfermement dans le monde universitaire en particulier.
En ce qui concerne la pandémie, nous avons décidé, comme stratégie analytique, d'examiner comment la pandémie et ses effets sur les différents domaines de la vie, des plus personnels aux implications pour le travail ou la politique, étaient discutés sur les réseaux. Nous avons décidé d'ouvrir une section sur notre site web intitulée : "Bit_acoras Covid19"..
Pour cet essai, je me concentrerai sur les dimensions ou les affects mobilisés au début de la pandémie, à travers le suivi et le téléchargement de certains termes clés que nous avons détectés dans le suivi quotidien effectué à Signa_Lab. Ainsi, #Cuandoestoseacabe était le mot-clé de la pandémie. hashtag a été utilisé par des milliers d'utilisateurs hispanophones au cours des premières semaines pour exprimer leurs inquiétudes et, surtout, pour dire aux autres utilisateurs ce qu'ils feraient une fois la pandémie terminée. L'émotion qui se dégageait de ces conversations se traduisait par l'expression de souhaits : rendre visite à des parents ou à des grands-parents, aller à la plage, voir des collègues de travail, etc. Cette hashtag a été liée à une autre qui a également mobilisé la conversation ou, en d'autres termes, qui a eu une forte traction, comme nous appelons certaines tendances ayant un pouvoir mobilisateur (organique, c'est-à-dire non manipulé), à savoir #compralocal, qui incite les gens à favoriser les petites entreprises.
Dans la visualisation suivante - qui a déjà fait l'objet d'une fuite - 6 097 tweets uniques ont été isolés et téléchargés à la mi-avril.
L'étape suivante consistait à suivre les termes ou mots affectifs. Nous avons constaté que la conversation autour de la pandémie a fait émerger des mots très éloquents pour rendre compte de ce que la société vivait, des inquiétudes, de la peur. La "quarantaine" est devenue un motif d'échange de ces préoccupations. "L'insomnie a été l'un des premiers mots liés à la pandémie : "Et vous avez fait de l'insomnie ?" "Oui, bien sûr, je ne peux pas...", signe d'un état émotionnel perturbé.
Nous avons utilisé deux modes de visualisation des données, le graphique et un nuage de mots, que nous avons réalisé par analyse sémantique :
Puis le mot "cauchemar" est apparu, non seulement pour parler de mauvais rêves, mais aussi pour décrire l'expérience de la pandémie comme un cauchemar. La mort de membres de la famille et d'amis, la perte d'emplois, les difficultés d'accès à la connectivité pour les enfants.
Puis la "peur" a fait son apparition, comme un mot, un nom fondamental avec lequel les gens parlaient de leurs propres craintes face à la pandémie. Le graphique montre que la couleur bleue du nœud "peur" regroupe plusieurs communautés ou groupes d'interaction.
La peur est suivie par la tristesse ; il s'agit d'une phase plus avancée de la pandémie dans laquelle la perte de la famille et des amis, le décompte quotidien des cas, ont déjà fait des ravages sur l'humeur collective. La dépression et l'anxiété sont des thèmes pertinents. Dans le cas du mot "tristesse", il est intéressant de noter dans le graphique l'appel optimiste à l'action collective, qui correspond peut-être à un moment technopolitique.
Nous avons été surpris que le mot "espoir" n'ait pas acquis une prépondérance algorithmique dans la conversation. Cette question m'amène à affirmer que la pandémie a configuré un scénario de ce que Baruch Spinoza (1977) appellerait les "passions tristes" (peur, désespoir, tristesse, frustration), activées par l'insécurité de l'emploi ou la peur de perdre son emploi, l'expérience de l'exclusion, l'expérience continue de la vulnérabilité et, surtout, les ombres de l'incertitude qui planent sur un avenir incertain et qui agitent les pensées.
L'analyse de grands volumes de données en dialogue et en tension productive avec les approches qualitatives permet d'appréhender la réalité sous un autre angle. Les réseaux fonctionnent comme des systèmes de passage, avec des trajectoires ouvertes qui se croisent.
Le covid-19 a construit un nouveau "dehors", dans le silence des rues, dans l'entassement dans les transports publics de ceux qui ne pouvaient pas s'arrêter et rester chez eux, un dehors soutenu par des emplois précaires et l'invisibilisation de ce qui est nécessaire pour faire fonctionner ce "dehors". Mais lorsque nous analysons ce qui se passe sur les plateformes et les réseaux socionumériques, lorsque nous téléchargeons des centaines de milliers de tweets, de posts sur Instagram, ce qui émerge est un nouvel "intérieur" dans lequel l'affection "nous a transpercés comme des flèches".
Pendant la préparation et l'écriture de Necromáquina. Cuando morir no es suficiente (2021), un concept, une prémisse, une idée est devenue une sorte de mantra ; avec elle, je me suis référé au travail de certains chroniqueurs et journalistes comme Sergio González Rodríguez, à qui, en plus de l'admiration, j'étais uni par une amitié fructueuse dans laquelle nous avons pu partager des préoccupations similaires. Nous devons la formulation à Simon Critchley, qui donne le titre à son puissant livre The Infinite Demand. The Ethics of Engagement and the Politics of Resistance (2010).
Critchley appelle "demande éthique" le moment où le sujet est confronté à une demande qui ne correspond pas à son autonomie, c'est-à-dire qui le transcende et le conduit à accepter, "approuver" dira Critchley, cette demande, dans un mouvement constant qui engage le sujet éthique à tout moment. Il ne s'agit pas d'un pari ponctuel. A travers Emmanuel Levinas, Critchley montre le moment d'asymétrie qui surgit " avec l'expérience de l'exigence infinie du visage de l'autre et qui définit le sujet éthique par rapport à une séparation entre lui-même et une exigence exorbitante qu'il ne pourra jamais satisfaire : l'exigence d'être infiniment responsable " (2010 : 59). Cette asymétrie est présente dans mon travail depuis de nombreuses années, toujours interpellée par " l'exigence infinie du visage de l'autre ", une position éthique et académique, sociale et esthétique, qui me conduit à me rendre infiniment responsable de nos douleurs et de nos quêtes.
Pour revenir à l'articulation promise entre les trois axes de mon travail que j'ai choisis pour cette collaboration avec Inserts, Je présente une analyse récente réalisée par Signa_Lab sur l'assassinat de la journaliste Lourdes Maldonado à Tijuana le 23 janvier 2022 ; Lourdes était la troisième journaliste à être assassinée au cours de ces premiers jours de l'année.
L'un des thèmes centraux des lignes de recherche du laboratoire est "la violence contre les journalistes et la liberté d'expression", de sorte que le suivi de ces questions est une activité quotidienne. Pour rendre un hommage numérique tout en dénonçant les faits, nous avons réalisé une fresque avec 283 posts Instagram faisant référence à la journaliste, et nous avons assemblé une fresque avec son image (réelle) lorsqu'elle est allée dénoncer qu'elle était menacée lors d'une des conférences matinales du président Andrés Manuel López Obrador.
Le fil contenant cette fresque et des informations sur la violence à l'encontre des journalistes est apparu dans la liste des meilleurs tweets mondiaux de Trendsmap (https://www.trendsmap.com/twitter/tweet/1486152564923977728). Au-delà de l'impact de cette publication, je termine par ce sujet parce qu'il me permet d'articuler la politique du regard, la violence et l'atrocité, et la technicité en tant que laboratoire d'analyse et de production de connaissances.
Le meurtre de Lourdes Maldonado est atroce. Je pense que la représentation visuelle qui est faite dans ces peintures murales (pour faire de l'humour) est un élément essentiel de l'histoire de l'humanité. zoom ou l'approche des petites images qui donnent forme à cette photographie est fondamentale), elles suscitent une sorte de "réaction", une empathie, une émotion qui découle de ce que disent les nombreuses images qui la composent, en faisant voir une personne, comme dans le cas de Maldonado ; ou la représentation d'une personne, comme dans le cas de la composition avec l'image d'une femme portant un hijab, lorsque les talibans sont entrés à Kaboul le 15 août 2021, avec l'impact prévisible que leur arrivée aurait sur les femmes et les jeunes filles.
Ainsi, la visualisation de l'image 21 provient d'Instagram et a été réalisée à partir de 222 photographies que les utilisateurs de ce réseau, majoritairement des femmes, ont postées sur leurs profils pour témoigner de leur solidarité avec les femmes afghanes lorsque les talibans se sont emparés de Kaboul et ont expulsé les femmes de l'espace public. En zoomant sur la mosaïque, on peut voir des visages de femmes voilées, des femmes à visage découvert et des images avec le drapeau afghan. Il ne s'agit pas d'une représentation neutre ou esthétisée de la conversation, mais plutôt - comme le suggère le tar - d'un récit processuel qui laisse des traces de la manière dont les gens se positionnent face à un événement.
Voir et être vu est au cœur de mes préoccupations. Grâce à ces nouveaux outils et possibilités, de nouvelles manières de cartographier d'anciens problèmes ou de nouvelles approches qui recoupent l'expérience de sujets de plus en plus connectés - dans l'articulation de connaissances allant de l'anthropologie aux algorithmes, de la science des réseaux à la sémiotique, de la philosophie à la datification, de la communication aux mathématiques - s'ouvrent dans l'articulation de connaissances allant de l'anthropologie aux algorithmes, de la science des réseaux à la sémiotique, de la philosophie à la datification, de la communication aux mathématiques.
En paraphrasant Jacques Rancière, on peut penser que ces trois univers : visualité, atrocité et technicité, sont des stratégies pour briser la carte policière du possible et redessiner les coordonnées qu'il faudra parcourir pour que la connaissance critique gêne, ébranle et questionne.
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Rossana Reguillo est chercheur national émérite du Système national des chercheurs, membre de l'Académie mexicaine des sciences, professeur-chercheur émérite au département d'études socioculturelles de l'université de Mexico et membre de l'Académie mexicaine des sciences. itesooù elle coordonne le laboratoire interdisciplinaire Signa_Lab. Elle est titulaire d'un doctorat en sciences sociales, avec une spécialisation en anthropologie sociale, délivré par l'Institut de recherche en sciences sociales de l'Union européenne. ciesas-Université de Guadalajara. Elle a été invitée à donner des conférences dans plusieurs universités d'Amérique latine, d'Espagne et des États-Unis. Professeur invité Tinker au Centre d'études latino-américaines de l'université de Stanford. Le professeur unesco en 2004, ainsi qu'à l'université autonome de Barcelone et à l'université Javeriana de Bogotá, en Colombie. Andrés Bello Président en culture et civilisation latino-américaines, New York University, 2011. Son livre le plus récent est Necromachine. Quand mourir ne suffit pas. Barcelone : ned/iteso, 2021.